De la fuite devant l’extermination en marche à l’apprentissage de la jouissance : le sexe tarifé, l’opium et la mort se contemplent dans Les petites amoureuses, le très « incorrect » et très puissant premier roman de Clara Benador.

On n’est pas sérieuse quand on a vingt-quatre ans. Clara Benador publie son premier roman. Est-ce au fond si précoce ? Non, si quelques-uns se souviennent que Valérie Samama alias Valérie Valère écrivit son premier livre à quinze ans et Françoise Quoirez alias Françoise Sagan, à dix-sept ans. Clara Benador n’a pas d’alias. Clara Benador est Clara Benador. Elle a bien fait de conserver ce joli patronyme qui, je l’ai découvert, signifie Fils des maisons en arabe. Disons Fille des maisons, cela convient mieux à son sexe. De quelles maisons s’agit-il ? De celle de la Suisse qui l’a vue grandir sur les rives tranquilles du Lac Léman ? De celle de Paris, sur cette rive Gauche parfois plus remuante ? De cette autre maison rôtissant sur la rive méditerranéenne ? Que de rives pour celle qui rêve… N’oublions pas la maison posée à l’ombre d’une abbaye à moitié ruinée où elle abrite ses amours avec un écrivain majeur à la belle tête d’alchimiste. Clara Benador possède un visage minuscule et grandiose, à la somptueuse pâleur de crypte, une frimousse de chatte mangée de grands yeux marron, une chevelure ébouriffante qui semble parfois vouloir l’élever vers le ciel, ou d’autres cieux encore, ceux de Musidora, la grande actrice du muet à laquelle elle me fait penser, l’interprète d’Irma Vep, la reine des vampires qui faisait frissonner Aragon et Breton.

  Cette jeune femme que l’on croise volontiers la nuit comme si elle guettait – en vain ? – la promesse de l’aube, ne laisse personne indifférent. C’est une muse pour son alchimiste du Valois et une égérie pour celles et ceux qui la frôlent un instant ou la côtoient plus sûrement. Sa vie est déjà un roman, mais cela ne suffit pas à cette âme inquiète devant laquelle l’observateur attentif lit de grands tremblements : il lui fallait écrire le roman d’une vie, celle de Lola Leopold, fille d’Israël, fuyant l’éradicateur nazi au travail dans la France occupée pour gagner avec ses frères jumeaux et ses parents, une terre promise nommée Casablanca. Là, dans une ambiance de langueur émolliente de stuc et de stupre, où l’on jurerait croiser les ombres de Pépé le Moko et de Clotilde, l’héroïne mangée de sexes et de perversions d’Hécate et ses chiens, l’adolescente de quatorze ans va aller où son cœur et son corps la mènent : derrière la lourde porte de l’une de ces maisons accueillantes que l’on dit closes et qui se referme derrière le visiteur affamé. Lola l’intrépide pénètre dans « la casbah numéro 175, à peine séparée par un mur et quelques barbelés du bidonville Ben M’Sik… » pour y contempler et aimer son double rêvé, Shéhérazade, la putain lascive, sa princesse opiomane des mille et une nuits, croisée dans la ville. Mais jusqu’où accepter d’aller lorsque l’on s’enfonce si précocement et à ses risques et périls, dans la débauche, peut-être pour conjurer en miroir la malédiction de l’extermination des siens ? S’y jeter avec délice ou sauver sa peau, dans un ultime réflexe, et contre sa volonté ? À rebours de ces déprimants romans mièvres calibrés pour le Goncourt ou de ces autofictions geignardes garnissant les étals des libraires, cette échappée onirique traversée de fulgurantes visions, que l’on croirait écrite par l’enfant naturel de Claude Farrère et de Pierre Louÿs, illumine la rentrée littéraire. On n’est pas sérieuse quand on a quatorze ans.  

Clara Benador, Les petites amoureuses, Gallimard, 145p., 16 €