Un court texte d’un grand écrivain, l’histoire d’une vie et d’un esprit. Un chef-d’œuvre de densité, de splendeur et d’intelligence. 

Dans le mortier mélancolique du temps, Murray Bail a scellé une mosaïque d’éclats. Tessons échappés à une vie, brisures déposées par les années, que celles-ci n’ont pas balayées et qui affectent la forme de courts paragraphes, comme autant d’accents visuels fortement marqués sur le fond indéterminé d’une esquisse. L’auteur australien, comme tous les grands écrivains, que ne cessent de déconcerter, de requérir et de fasciner les secrets de la représentation, mentionne lui-même peinture et photographie : rien d’étonnant si des analogies visuelles, mosaïque ou peinture, prêtent leur concours à qui veut rendre compte d’un texte qui manie cet instrument si délicat qu’est la notation. Et embrasse ainsi des décennies (le second XXe siècle, le début de notre millénaire) d’une existence australienne, avec ses articulations bien marquées : l’enfance, les parents, l’éducation sentimentale, intellectuelle d’un esprit soucieux d’élucider le monde, de s’élucider, la lecture du grand livre du monde, au fil des voyages – Bombay et Londres au premier chef, mais aussi Paris, Moscou. Bien marquées, ces charnières, mais aussi indistinctes, flottantes, comme malaisément délimitables, tant l’effort intellectuel, l’acuité méthodique d’une conscience qui voudrait « pouvoir s’expliquer » s’estompe et s’émousse dans le cours opaque, capricieux des souvenirs. A moins qui la brume d’incertitude métaphysique entourant toute chose ne vienne rappeler les limites de toute tentative de connaissance. 

Dans ces conditions, l’effort de cette langue, où l’aspiration à la concentration aphoristique le dispute à la fécondité de l’image poétique, change légèrement d’objectif : il s’agit finalement moins d’expliquer que d’écrire « juste ». Entendez par là, tâcher de ne pas en dire plus ou moins que l’événement ou l’individu. S’y limiter, sciemment. Et Murray Bail, esprit exigeant, aiguisé sait repérer tout ce qui peut diluer la singularité de ce qui a lieu ou de qui existe. Les emplois confus et vagues du langage (« On commençait à dire « kafkaïen » et « surréaliste ». Très décevant. »), l’uniformisation de telle ou telle caractéristique (« presque tous les hommes étaient fumeurs »), le jeu des associations et des rapprochements qui raccorde toute chose à une autre, rognant ainsi ce qu’elle peut avoir d’irréductiblement propre : autant de tendances traduisant ce qu’il faut bien appeler un complexe australien (« Il se passait très peu de choses dans sa partie du monde. Il n’y avait pas de grands événements, aucun d’une importance déjà flagrante. »), autant de tendances que Murray Bail travaille, avec une tonalité souvent perecquienne, à conjurer.

Et ce, en privilégiant le trait, la particularité, confinassent-ils au bizarre : « Sa façon déplaisante de se laver les mains, ce qu’il faisait quatre ou cinq fois par jours, un doux geste savonneux, les doigts entrecroisés. » En fixant et en perpétuant les instants – les instantanés. Seule façon de raconter « l’histoire d’une personne singulière entourée par d’autres ».

Murray Bail, Lui., Traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon, Actes Sud, 192 p., 21,50€