La guerre est à nos portes, paraît-il. Alors quoi ? Alors nous avons besoin de nous égayer. Marc Lambron tombe à pic, fait paraître aux éditions Grasset un recueil de ses meilleures interviews, De vive Voix, quelque cinq cents pages, émaillées de moments de grâce. De moments de rire. De moments de poésie. La partie consacrée aux actrices est remarquable. C’est Cannes, allons-y. Pas les pleureuses d’aujourd’hui, pas les funestes actrices qui à force de ne pas faire carrière ont décidé de crier leur désespoir, c’est-à-dire de décapiter ; pas les actrices aux petits pieds qui récitent, à défaut des vers de Racine et Corneille, une catéchèse woke, rance, robotique. Petite vie, petite pensée : tel semble être le nouveau credo du cinéma français. Petit costume, petite vision : la fin de partie du cinéma français est sifflée. Circulez, il n’y a plus rien à voir. Si : le linge sale, le sang, la délation. Où est passé le plus grand réalisateur français de notre époque, Abdelatif Kechiche ? Disparu. Mais pourquoi ?

C’est ainsi que Marc Lambron nous est apparu avec ce livre : un contre-feu. Ces actrices ? Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Isabelle Huppert, Carole Bouquet, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau… Des dames, des feux follets, des illuminations. Des mythes, car le cinéma c’est aussi ça, beaucoup : une mythologie, des excès, des extravagances. Marc Lambron nous rappelle qu’une interview bien menée est littérature ; parfois même, chef-d’oeuvre. Et lorsque l’on lit ces stars du cinéma, c’est la poésie qui s’impose, une acuité, une lucide sensibilité sur la vie, sur le jeu, sur elles-mêmes. Une liberté aussi, point commun dans ce choix d’actrices, qui ne laisse rien au hasard : Lambron aime la hauteur de vue.

Ecoutons-les, ces intelligentes, ces singulières, ces effrontées, ces splendides poétesses.

D’abord la plus folle de Chaillot, l’Adjani. À propos de sa voix dans La dame aux Camélias : « La voix, c’est un organe qu’il ne faut pas utiliser comme un organe si l’on veut en sortir quelque chose qui dépasse le son juste. La voix qui sort est une autre voix. C’est le corps sublime, quelque chose qui s’érotise très tôt. Il faut prendre la liberté de cette expression comme de celle des larmes. Qu’est-ce que je ressens dans ma voix ? Peut-être la beauté du visage de mon père. Quelque chose de très vertical, de très beau, qui a été maltraité par la vie. » Lambron trousse une conclusion à son article, au niveau. Ils sont tous deux dans sa loge, après la représentation : « Elle est là, simple et juste, habitée par une sorte d’infini. Quelqu’un frappe à la porte : le théâtre va fermer. Extinction, apparente seulement, des feux de la rampe. Le vrai feu, c’est Isabelle Adjani qui l’emporte avec elle. » Oui, du niveau.

Fanny Ardant ? En une phrase, tout Ardant tient : « Les deux plus beaux langages pour moi, c’est le XVIIIe et l’argot. Ce sont deux tons qui viennent d’une insolence de l’esprit ». Magnifique, cette « insolence de l’esprit. » Une femme de formules, genre Ancien Régime. Aussi : « La librairie, c’est la succursale du cafard. » Une amoureuse des hommes, tiens donc, une paisible : « Les hommes restent pour moi mystérieux, magiques ». Lambron : « Tous les hommes sont magiques ? » Ardant :  « je pourrais dire ça ». On a envie de lui rendre le compliment. Elle a tout compris ; nous aussi. Mourir ? Là encore, la poésie : « Sous un arbre, dans le vent. Il y aurait un vent trop fort qui m’arrêterait la respiration. Active, dehors. Pas de petit lit blanc. » Magnifique, ce « petit lit blanc ».

Isabelle Huppert ? En quelques mots ramassés, la beckettienne se définit, mieux que quiconque : « Ma propension d’actrices, un mélange entre froideur, calcul, cynisme, jeu, et en même temps aliénation, dépendance. Il y a un compromis. » Lambron percute, à propos d’elle et de Chabrol : « Peut-être partage-t-elle avec ce complice une certaine alacrité, qui au fond, recouvre l’insurrection sensible des êtres violentés par l’immoralité du monde. Cela ne rend pas sot. Cela s’appelle le charme. »

Carole Bouquet ? Elle se prête à un éloge des hommes, qui fait rougir : « J’adore les femmes mais ce sont les hommes qui m’impressionnent. » Rions : « Je suis toujours impressionnée quand je regarde un homme actionner un levier de changement de vitesse dans une voiture. » Lambron : « Ça fait beaucoup de candidats pour vous donner de l’émoi ? » Bouquet, qui a du répondant « Je ne monte pas en voiture avec tout le monde. »

Une phrase, que dis-je, une formule, magnifique : « Je suis incapable de régler mes imprudences. » De la prose XVIIIe siècle ! 

Catherine Deneuve n’est pas une faiseuse de phrases. Mais c’est la grandissime Catherine Deneuve, et qui lâche cependant le mot qui fâche les corsetés d’aujourd’hui. Ses modèles ? « Des femmes libres qui sont allées au bout des choses, comme Alexandra David-Néel. » Mais c’est Lambron, qui l’emporte à la définition de la célébrissime : « Il est des actrices surexposées que la gloire consume comme une tunique de Nessus. Chez Deneuve, on sent une énergie pour traverser les choses qui ressemble à l’amour du présent, et donne à cette nappe si sereine l’apparence d’une surface d’où peuvent jaillir des feux grégeois. »

Le firmament ? Jeanne Moreau. D’outre tombe, sa voix s’élève, de nouveau. On la croyait morte, c’est faux : les bijoux sont éternels. Elle est là, toute entière dans ces mots. Henri Decoin, Marc Allégret, Gilles Grangier ? « Des façonniers très habiles, du vrai prêt à porter. ». La création ? « Je n’ai jamais été politiquement correcte. La création est faite pour être scandaleuse, exacte et dérangeante. » Pour cette proche de Nimier, qu’est-ce que la droite ? « Un certain aristocratisme et un certain aveuglement. » Une lecture ? « Aujourd’hui encore, je ne me lasse pas de lire Chardonne. » Au cinéma, « je réclame l’excès de familiarité, l’excès de désir de possession. » Autre temps, excellentes moeurs. Miles Davis, Ascenseur pour l’échafaud : « Il me parlait toujours de ma démarche dans le film. » Malraux ? Elle était sensible à « l’envergure, à la musicalité de cet homme, qui était comme une incantation vivante, une tragédie antique. » Orson ? « Le charme des simulacres. Un magicien humilié par la télévision. » Jean Renoir ? « Il dirigeait ses acteurs avec des compliments aussitôt amendés. » Bunuel ? « Un fond de surréalisme ascétique. » Antonioni ? « Un homme en deuil de Dieu. Chez lui, la dimension spirituelle se manifestait par une absence, mais cette absence était un plein. » Et, enfin, une perle : « Je déçois toujours parce que je ne pleure pas. »

Pas un mot sur les retraites. Pas un mot sur le vilain libéralisme. Pas un mot sur les intermittents du spectacle. C’est impardonnable : ces actrices sont lunaires.