Sarah Sze, artiste prolifique new-yorkaise représentant les Etats-Unis à la Biennale de Venise de 2013, expose notre relation aux images et aux objets. Son exposition à la Fondation Cartier est à (re)découvrir jusqu’au 30 mai.

Rendez-vous à la Closerie des Lilas à Paris le jour du vernissage de son exposition De nuit en jour. Sarah Sze rayonne malgré les journées de montage de ses deux installations monumentales dans les espaces en rez-de-jardin de la Fondation Cartier et les changements de dernières minutes – l’une de ses marques de fabrique – dont l’intégration de projections au sol pour immerger le visiteur et la création d’une œuvre sonore diffusée devant l’entrée. « L’improvisation et la spontanéité sont cruciales », me confit-elle. L’artiste américaine revient à la Fondation Cartier dix ans après l’avoir investie d’une de ses premières sculptures monumentales. Circonstances obligent, je lui demande comment elle vit la situation actuelle. « De quoi parlons-nous exactement ? », me demande-t-elle. Si je pense à la pandémie, la situation est encore plus complexe aux Etats-Unis, avec le mouvement « Black Lives Matter » qui lui tient particulièrement à cœur (le soir du vernissage elle portera un t-shirt sur lequel est noté « This Revolution Will Be Televised » inspiré de la chanson engagée de Gil Scott Heron) et l’approche des élections présidentielles. « Je préfère d’ailleurs que les journaux publient des photos récentes de moi avec mon masque pour signifier mon opposition à Trump ».

Le zeitgeist, rôle de l’artiste

Elle me parle de la tragique solitude des personnes qui meurent à l’hôpital, dont lui fait part son mari, le cancérologue Siddhartha Mukherjee, prix Pulitzer 2011, et de la non moins tragique perte de confiance dans les sciences. « La pandémie est aussi un challenge pour les démocraties car il est plus facile de refermer un pays et d’arrêter une épidémie lorsqu’on est une dictature. La pandémie va révéler beaucoup de sujets de notre époque. C’est probablement l’événement le plus important que nous vivrons. En tant qu’artiste je pense que mon rôle est de continuer à créer des œuvres. L’artiste doit être la voix du zeitgeist, de l’esprit du temps, c’est notre responsabilité de l’exprimer, d’être profondément dedans. J’ai donc été très productive pendant ces mois de confinement. » Elle a ainsi installé un atelier dans son logement new-yorkais pour expérimenter l’impression d’images, a fini de préparer l’exposition pour la Fondation Cartier, a installé une œuvre monumentale à l’aéroport new-yorkais LaGuardia, a participé à deux projets caritatifs à destination des sans-abri et d’organisations artistiques à but non lucratif, tout en continuant à suivre ses étudiants de l’université de Columbia à New York. « J’ai encouragé ceux qui me disaient ne pas réussir à créer. » Je partage mon doute sur la nécessaire fonction de l’artiste dans la société. Elle sourit, précise que l’utilisation du verbe devoir n’est peut-être pas idéale, pour confirmer aussitôt son point de vue. « Je pense que l’artiste a un rôle, celui de dire ce que cela signifie d’être humain à notre époque. ». Ses œuvres complexes composées d’une multitude d’objets et d’images figurent l’instabilité et la confusion qui règne dans une période où le virtuel et le réel s’entremêlent. « Maintenant que les écrans sont portatifs, l’image se superpose à la vie réelle. Il y a un mélange total, infini. » Pour illustrer son propos, elle tend son téléphone portable à bout de bras. L’image sur l’écran se superpose à celle du restaurant dans lequel nous discutons. L’artiste explore la façon dont les objets et les images expliquent et façonnent notre perception du monde. Or l’écran est devenu le médium par lequel accéder à la vie extérieure et à la compréhension du monde. Et la pandémie a accéléré ce phénomène.

En tant qu’artiste je pense que mon rôle est de continuer à créer des œuvres. L’artiste doit être la voix du zeitgeist, de l’esprit du temps, c’est notre responsabilité de l’exprimer, d’être profondément dedans.

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Infinie complexité

Dans ses œuvres, l’art, sa vie personnelle, la nature microscopique et macroscopique, s’entremêlent tout autant que la peinture, la sculpture, l’architecture et la vidéo, qu’elle glane sur internet ou qu’elle enregistre quotidiennement avec son téléphone portable. Je lui demande de quelle manière elle initie une œuvre. « Elles se génèrent d’elles-mêmes, de l’une à l’autre, d’où l’importance de continuer à créer même dans des périodes tragiques. » Ce lien perdure dans chacune de ses œuvres où chaque élément est relié, rien n’est isolé.

Elle me parle aussi de l’interdépendance des espèces, du cycle de vie de ses œuvres vouées à être démantelées à la fin de chaque exposition et donc de la nécessité d’« accepter de détruire ce qu’on a produit pour le faire évoluer », me dit-elle. Elle conclut notre discussion sur ses origines multiculturelles. Née en 1969 à Boston dans une famille américano-sino-britannique, puis mariée à un homme né en Inde, elle a rapidement pris conscience de la multiplicité concomitante des perspectives et des perceptions. Ce n’est donc pas un hasard si Sarah Sze m’apparaît comme l’artiste de l’infinie complexité. Ses œuvres expriment un monde fragmenté, en quête de compréhension. « La confusion et la fragilité de mes œuvres racontent nos propres efforts à chercher à comprendre, et les limites de nos aptitudes. » Twice Twilightet Tracing Fallen Sky, les deux monumentales sculptures exposées à la Fondation font passer de la lumière à la nuit, de la verticalité à l’horizontalité. Elles illustrent l’effort éternel pour l’humain d’acquérir des connaissances et de donner un sens au monde en le modelant par le biais des matériaux de son époque. « Nous ne pourrons jamais atteindre notre but, mais nous pouvons toujours essayer », glisse-t-elle en souriant. Avant de nous quitter, elle me raconte son expérience matinale. « Ce matin, j’ai eu une conversation avec Monet au Musée d’Orsay. Lorsqu’on reste devant une œuvre, on sait qu’il y a des siècles un autre être humain était lui aussi devant cet objet. Les œuvres permettent de voyager à travers le temps. C’est le rôle de l’artiste d’avoir des conversations. Et c’est comme ça que nous prolongeons nos vies. »

Sarah Sze, De nuit en jour, Fondation Cartier, jusqu’au 30 mai. Réservez votre billet en suivant ce lien.

Retrouvez les vidéos de l’exposition « De nuit en jour » en suivant ce lien.