Avec Into the Hairy, la chorégraphe issue de la Batsheva change de style et de compositeur. Alors, redécouvrons Sharon ! 

Par Thomas Hahn

Chez certains chorégraphes, il suffit de quelques fragments pour identifier écriture du geste et approche des relations au sein d’un groupe, et l’auteur se dévoile en un clin d’œil, à l’instar d’un Basquiat, Rothko ou Soulages en peinture. Merce Cunningham, Pina Bausch, Anne Teresa de Keersmaeker, Carolyn Carlson, Ohad Naharin…Mais aussi, Sharon Eyal. L’Israélienne peut se targuer d’avoir rejoint, au fil de quinze ans de création, ce cercle illustre, grâce à des pièces consacrées aux troubles obsessionnels ou autres Brutal Journey of the Heart, défrichant sans cesse les territoires de l’intime et les chemins rocailleux de l’amour. L’unisson minimaliste et passionnel est devenu sa marque de fabrique chorégraphique, propulsée par les sons technos d’Ori Lichtik. Mais quelque chose a donné à cette madone au regard sombre une envie de changer de voie. En 2022 on a même vu ses personnages éprouver de la joie à être ensemble, quand Eyal signa Promise pour la compagnie allemande Tanzmainz, peut-être galvanisée par les retrouvailles après les confinements. 

Et soudain, elle s’aventure Into the Hairy, proposant une excursion dans les sphères luxuriantes d’une nature imaginaire, traversées par des événements extérieurs et des environnements sonores imagés. Exit le minimalisme, place à un nouveau DJ compositeur qui se découvre quelques envies figuratives ! Ce jeune artiste britannique se nomme Koreless, et s’il est connu des fêtards pour avoir enflammé divers festivals musicaux, il a conçu pour Eyal un paysage sonore spatialisé où le cœur balance entre une boîte à rythmes – de plus en plus impitoyable au cours de la pièce – et la douceur d’instruments à cordes africains ou méditerranéens, voire un sentiment aquatique, comme pour nous amener vers des espaces douillets et apaisés. Voilà un tout autre son de cloche, en musique comme en danse. Au début d’Into the Hairy, se dessine une ambiance harmonieuse où une communauté originelle danse en cercle et en harmonie jusqu’à former une fleur qui s’ouvre et se referme. Une Sharon Eyal aux velléités bucoliques inspirées par la nature ? Personne ne l’aurait imaginée. 

Mais cette société originelle où les individus communiquent librement va s’organiser et se hiérarchiser, voyant un leader se détacher du groupe. À partir de là, leur sort semble scellé. Si la danse sur demi-pointes conserve toute la rigueur du style Eyal, elle prend ici des airs de plus en plus expressionnistes, voire fantomatiques. Ce qui laisse entrevoir des ouvertures multiples pour aller vers des écritures toujours plus variées. Après tout, son passé à la Batsheva d’Ohad Naharin signifie que son corps est empreint d’imaginaires multiples. L’avenir nous dira dans quelle mesure Into the Hairy aura inauguré une nouvelle ère dans sa créativité, d’autant plus qu’Eyal vit désormais en France. Quant aux fameux unissons, pour rassurer les adeptes : Même s’ils se réinventent, ils n’ont pas disparu et ne disparaîtront sans doute jamais. 

Into the Hairy de Sharon Eyal

9-10 avril Clermont-Ferrand, La Comédie 

12-14 avril Paris, La Villette (avec Chaillot Théâtre National de la Danse)