C’est une œuvre trop rare que ce Guercoeur d’Albéric Magnard donné aujourd’hui à Strasbourg et magnifiquement interprété, notamment par Stéphane Degout.

Parfois un geste éclipse une œuvre. D’Albéric Magnard (1865-1914), l’Histoire se rappelle avant tout la rage bravache et désespérée pour défendre son manoir de l’Oise, aux premiers feux de septembre 1914. Aussitôt le compositeur est passé par les armes, sa maison et ses archives incendiées, et la guerre n’en a pas moins duré quatre ans. Tout juste débaptisera-t-on la rue Richard Wagner, à Paris, pour lui troquer le nom du musicien patriote. Las, le pauvre Magnard est lui aussi parti en fumée…

On ne peut donc que saluer la remarquable initiative de l’Opéra du Rhin, qui propose le magnum opus du compositeur : Guercoeur. Écrit entre 1897 et 1901, cet opéra ne sera pas monté avant 1931 : la moitié de la partition ayant disparu dans l’incendie de sa maison, elle sera réorchestrée de mémoire par le meilleur ami de Magnard, le compositeur Guy Ropartz. Puis, n’était un (superbe) enregistrement en 1986 et une production en Allemagne en 2019, Guercoeur campe au purgatoire. 

À l’écoute d’une partition si riche, si mature, si forte, on se demande pourquoi les maisons d’opéras françaises ont été si paresseuses, depuis près d’un siècle. Alors qu’on nous assomme avec le moindre brimborion baroqueux, comment a-t-on pu faire l’impasse sur Guercoeur ? 

Magnard est un élève de Massenet qui a fait ses classes à Bayreuth, et cela s’entend. Il s’agit là d’un parfait exemple de post-wagnérisme à la française, qui n’est pas sans rappeler l’admirable Roi Artus de Chausson. Doté d’un caractère ombrageux et intransigeant, Magnard se rêvait aussi démiurge que le père de Parsifal, écrivant lui-même les livrets de ses opéras. Mais n’est pas homme de théâtre qui veut. Cette histoire d’un vaillant guerrier qui s’ennuie au paradis, entouré de muses allégoriques, et retourne sur terre retrouver la femme qu’il aimait, est d’une naïveté un peu pataude ; et les « dialogues » de Magnard sont ceux d’un bon élève. Au vrai, on est plus proche de l’oratorio et c’est en cela que la production de Christof Loy remplit son office : une mise en espace sobre et élégante. Certes, plutôt qu’une épure noire et blanche, on aurait rêvé des tons pastel et des muses à la Osbert ou Puvis de Chavannes (c’est l’époque !) mais tout est ici fait pour magnifier la musique. 

L’opéra de Strasbourg est parvenu à réunir un plateau vocal propre à défendre une œuvre qui n’est pas du Wagner à cocarde mais de la pure musique française. 

Dans le rôle-titre, le baryton Stéphane Degout est exemplaire ; jamais il ne charge, toujours conscient que Magnard était aussi compositeur de mélodies, et c’est bien ainsi qu’il chante son personnage : avec intelligence, retenue et un vrai feu intérieur. À ses côtés, la vérité de Cartherine Hunold est d’une noblesse intimidante et le ténor Julien Henric campe le traitre Heurtal avec vaillance et délicatesse ; mais tous seraient à citer : Antoinette Dennefeld, Adriana Biscagni Lesca, Eugénie Joneau… 

Toutefois, comme souvent pour ce type de résurrections, le triomphe est dans la fosse. Rompu au répertoire contemporain, le chef allemand Ingo Metzmacher s’est emparé de Guercoeur comme si l’œuvre était jouée pour la première fois, et son engagement est total. Il en explore les subtilités, sait en exalter le lyrisme, la puissance, et jamais ne dénature cette œuvre en la tirant vers un germanisme factice ou des travers français. Guercoeur est un opéra orphelin, un fils unique dans l’histoire de la musique, et Metzmacher lui rend tous les honneurs. Joli clin d’œil : au moment des saluts, le chef a brandi la partition pour rappeler que s’il est un homme à applaudir, c’est ce bon vieux Magnard. Espérons maintenant que l’Opéra de Paris subira les bonnes influences alsaciennes et programmera sans tarder Guercoeur sur la scène de Garnier ? Ça ne serait que justice.