C’est l’une des grandes voix du théâtre narratif qui s’affirme cette année au Festival d’Avignon : Anne-Cécile Vandalem, auteure, metteure en scène, présente Kingdom. Rencontre. 

Où sommes-nous ? Quelque part en Sibérie, dans un nulle part où une famille s’est inventée une utopie. S’inspirant de Braguino, le film documentaire de Clément Cogitore consacré à une famille installée en Sibérie et coupée de la civilisation, Kingdom s’arc-boute sur ce rêve d’une famille qui instaurerait ses propres règles de vie. Or, la scénographie, à mi-chemin du réalisme et de l’allégorie, la caméra qui nous permet de saisir l’inquiétude, le secret qui traverse les visages des uns et des autres, et le silence des enfants qui occupent la scène, affirment peu à peu que le récit de fondation a perdu sens au gré des conflits. Il y a de la Tempête, dans cette confrontation entre un patriarche qui poursuit son récit, et ses enfants qui en cherchent l’issue, du Prospero dans la douceur paisible de Philippe qui continue à transmettre la fable d’un monde à construire. Ce lien générationnel s’avère la douloureuse question de la pièce : les enfants, pendant longtemps muets, vont peu à peu occuper le centre de la scène, de leurs cris, de leurs nervosités, et bientôt de leur action. Avec cette pièce, Anne-Cécile Vandalem achève une trilogie consacrée au monde d’aujourd’hui : il y a trois ans, Tristesses nous plaçait dans un village « modèle » d’une propagande d’extrême-droite, puis Arctique, sur un bateau fantôme sacrifié aux enjeux pétroliers, et Kingdom, donc, dans une forêt sibérienne où, une nouvelle fois, l’isolement révèle la férocité des hommes. Si l’imprégnation cinématographique demeure, une autre dimension s’affirme dans cette pièce : ainsi la légende de « l’œil de sioux » qui est racontée au début et qui se répercutera tout au long de l’histoire nous met sur la voie mythique. Il est moins question de parler du présent, que de faire vivre la vulnérabilité des sociétés humaines : de son premier noyau, la famille, à la planète, les deux ne faisant qu’un lors de la scène finale, acmé apocalyptique qui voit littéralement le monde brûler. 

Par cette pièce, Anne-Cécile Vandalem bascule de l’aventure au tragique. Cette fin de Kingdom, d’une oppression sans issue, fait écho aux chœurs de Sophocle qui, en un lyrisme tenu, nous annonce que les hommes se sont perdus. 

Ce titre Kingdom, peut sembler d’une douloureuse ironie, lorsqu’on voit votre pièce…

Je l’ai emprunté à un livre de reportage photographique consacré aux villes américaines disparues. J’ai voulu de la même manière travailler cette idée d’un royaume perdu, qui a perdu sa magnificence, mais qui en même temps recèle un passé, des trésors à déterrer…D’autre part, ce titre crée un lien avec ce père qui écrit cette histoire, un écrivain qui a quitté l’Europe pour construire ce « royaume » avec ses enfants, qu’il va remplir de tous ses fantasmes de nouvelle vie, mais qui ne sera finalement jamais atteignable. C’est le « Kingdom », c’est l’inaccessible, c’est la chose et son impossibilité à le devenir qui tiennent dans ce titre. Le titre m’a donc semblé évident pour désigner cette utopie dont on va raconter les derniers signes, tout en se posant la question de savoir comment les enfants voient ces derniers signes. 

Il y a en arrière-fond de la pièce, une histoire d’utopie en effet, mais aussi de conflit familial, qu’on ne comprend que peu à peu. Pourquoi ce double-fond ? 

Pour moi, c’était important d’ancrer le futur dans le passé. Je voulais donc faire un aller-retour entre la question de la subsistance, de la construction de l’avenir, et les choses non résolues du passé. 

Les enfants sont au centre de la pièce, mais pendant longtemps, ils ne parlent pas. Que nous dit cette omniprésence muette ? 

Lorsque j’ai vu Braguino, j’étais frappée par les enfants : la manière dont ils regardaient la caméra, dont ils ne parlaient pas, m’a comme intimée à écrire la suite, parce que ce sont des questions fondamentales pour moi, le rôle de la caméra, la place du spectateur… Je veux que l’on voie comment ces enfants reçoivent la violence du monde, à travers la manière dont ils écoutent les adultes parler. La première fois que ces enfants s’expriment, c’est pour renvoyer cette violence, autour de la mort de leur chien, ils répètent, « je vais vous tuer, je vais vous défoncer »…La parole des enfants est essentielle, c’est une des questions à laquelle j’ai réfléchi le plus. 

L’importance de la caméra s’affirme dans votre travail, notamment pour créer cette perspective intérieure, centrale dans vos pièces, non ? 

Oui, j’adore les espaces cachés, je cherche donc à les créer, et à les faire révéler par la caméra. Mais dans ce spectacle-ci, le réalisateur est présent sur scène, ce qui change tout puisqu’il est acquis que l’histoire est racontée par son biais. Se pose la question dans le spectacle : quel film est-il en train de réaliser ? Même si on suit à la fois le film, et la vie autour qui échappe au film. 

Il y a en effet une grande part de l’action qui se joue hors plateau, jusqu’à la scène finale qui ne sera engendrée que par le récit de l’acteur sur scène…Vouliez-vous ainsi que la pièce culmine dans le récit ? 

Je voulais que cette impression que j’avais éprouvée face à Braguino, se reproduise : tout ce qui est hostile, les ours, les braconniers, les hélicoptères, n’est pas montré. Et à la fin de ce spectacle raconté avec des caméras, une mise en scène, des acteurs, tout d’un coup, on s’arrête, et on raconte une scène de guerre. 

Il n’y a pas meilleur endroit que le théâtre pour faire ça.  Je veux que le spectateur vive l’expérience de la force du récit. 

La lumière est une nouvelle fois un enjeu fondamental de la mise en scène, comme l’obscurité l’était dans Arctique…

Lorsque j’ai discuté avec Clément Cogitore de son film, l’une des premières choses dont il m’a parlé, c’est de la lumière, immense, merveilleuse, qui lui est apparue dans cet endroit, après l’enfer de l’obscurité sibérienne. C’est une question difficile la lumière, parce qu’elle pose celle du réalisme, or nous voulions être proches du réel sans être naturalistes. Et il faut savoir que techniquement, à la scène, l’obscurité est toujours plus facile, surtout lorsqu’on utilise des caméras et un écran. Pourtant, les trois pièces de ma trilogie ont lieu dans le Nord, en plein été, donc avec très peu de nuit. Mais quand je suis allée au Groenland, en plein été, j’ai expérimenté cette absence de nuit qui engendre un dérèglement, j’ai été complètement désorientée pendant ces nuits sans nuit… J’essaie de recréer cette sensation au plateau. 

Que voyez-vous désormais comme lien profond entre ces trois pièces très narratives, marquées par des enjeux environnementaux, politiques, que sont Tristesse, Arctique, et Kingdom ?

Au départ, j’avais un programme, qui m’a bien sûr échappé. Je voulais faire une trilogie sur les grands échecs de l’humanité : notre échec politique, par la montée de l’extrême droite, notre échec écologique, car l’écologie peut nous séparer en profondeur et puis l’échec de la possibilité de l’avenir. C’est Kingdom. Peut-être que cela peut vous sembler naïf, mais je voulais écrire une pièce pour savoir pourquoi ma fille de douze ans ne pouvait plus penser que son avenir sera meilleur que le mien. Et puis après, il y a eu dérive, rencontre avec Braguino, avec la psychogénéalogie…Mais il y a en effet toujours la question de la fiction qui traverse chaque histoire, puisque ce sont des histoires d’histoires : un film de propagande dans Tristesse, un reportage de presse dans Arctique, un film dans KIngdom…La question est lancée aux spectateurs : que peut-on faire de ces récits reçus ? 

Kingdom, écrit et mis en scène par Anne-Cécile Vandalem, Festival d’Avignon, du 6 au 14 Juillet, Cour du Lycée Saint-Joseph