Monstre sacré de l’art contemporain, autant détesté qu’adulé par sa radicalité extrême, l’américain Andres Serrano est devenu célèbre par sa représentation du Christ immergé dans de l’urine ou ses photos de cadavres à la morgue. Le voici de retour chez Nathalie Obadia avec une exposition des origines où tout est déjà là. Rencontre à vif, tranchante, honnête et sans tabou.

© Laura Stevens // Modds

Silhouette sombre de pistolero faisant ressortir l’éclat du regard et une bague d’argent constellée de petits diamants, dessinée par sa femme Irina… Menaçant nuage gris-brun déporté vers l’avant au sommet du crâne (mix capillaire entre le chanteur Lyle Lovett et le comédien Jack Nance dans Eraserhead)… Andres Serrano en impose autant physiquement que conceptuellement. Le voici assis en face de moi dans les sous-sols de la galerie Nathalie Obadia, pour parler de sa nouvelle exposition où tout est déjà là, giclée de sperme sur fond noir, Pietá, Christ implorant, discobole saisis dans l’urine, comme s’ils flottaient dans un bienheureux liquide amniotique. Le sang est là aussi, comme le lait, pour une extraordinaire abstraction hommage à Mondrian qui stupéfie le regard par sa force visuelle. On le sait, certaines œuvres d’Andres Serrano, notamment Piss Christ (1987) — un crucifix plongé dans de l’urine, ont suscité polémiques, censures et même actes de vandalisme. Une lecture très superficielle basée sur l’émotionnel a contribué à faire de l’artiste new-yorkais une sorte de roi de la provoc’ créant des œuvres scandaleuses destinées à choquer le bourgeois. Rien n’est plus faux. Rigoureusement élevé dans la religion catholique, Serrano ne fait que reprendre à la lettre les images d’une foi où le corps du Christ se fait sang et chair offerts aux fidèles à travers le vin de messe et l’hostie consacrée. « Une célébration de la vie, dans toute sa complexité », comme il aime le dire. Serrano interroge les limites de l’art et partant, le regard de celles et ceux qui se refusent à dépasser la première réaction épidermique. Ne pas être radical en art est selon lui n’être rien d’autre « qu’un gentil fabricant d’objets ». Là où tant d’artistes, y compris parmi les plus grands que j’ai interrogés depuis des années, ressassent frileusement « d’intelligents » lieux communs pour ne pas s’aliéner les institutions et le marché, Andres Serrano avance avec un discours au Kärcher qui n’épargne ni la médiocrité des discours convenus, ni la stupide politique woke des quotas et des assignations aux origines, ni les tout aussi stupides discours de haine de l’autre bord. C’est un homme libre qui avance, solitaire, à l’image de sa silhouette de cinéma, desperado que rien ni personne ne fera dévier de sa voie. Royale.

Piss Discus (Immersions), 1988. Tirage pigmentaire contrecollé sur Dibond, cadre en bois.165,1 x 114,3 cm © Andres Serrano. Courtesy of the artist and Galerie Nathalie Obadia Paris/Brussels.

Vous présentez chez Nathalie Obadia deux séries très anciennes, Immersions et Bodily Fluids, qui possèdent déjà tout ce qui formera avec les années le corpus radical de votre œuvre Pourquoi avoir choisi l’abstraction en photographie, un médium généralement associé à la représentation ?

Duchamp a tout dit : tout peut être art, à condition que l’artiste le désigne comme tel. Avec Bodily Fluids, j’ai voulu pousser cette idée plus loin. En utilisant des fluides corporels, je crée des images qui ne représentent rien d’autre qu’elles-mêmes, comme un monochrome d’Yves Klein. Mais contrairement à Klein, mes œuvres gardent une dimension organique, presque viscérale. Elles ne sont pas détachées du monde : elles en sont une partie intégrante, parfois dérangeante. Prenez Milk Blood (1986), une composition rouge et blanche, inspirée de Piet Mondrian. Avec cette image, j’ai eu le sentiment de m’opposer aux conventions de la photographie, car elle ne repose ni sur un modèle ni sur une représentation réaliste. L’abstraction est habituellement le territoire de la peinture, mais pour moi, ces fluides — sang, lait, sperme, urine — offrent une voie pour explorer l’abstraction en photographie. Les œuvres comme Milk Blood ne montrent rien de reconnaissable, si ce n’est la couleur et la texture. Elles sont à la fois organiques et conceptuelles, et brisent radicalement avec l’idée que la photographie doit représenter quelque chose de tangible. La photographie peut être aussi abstraite que la peinture, et même être plus viscérale.

Vous êtes devenu célèbre pour utiliser votre corps comme médium, en particulier vos fluides corporels. Quel est le sens de ce choix ?

Le sang, le lait, le sperme ou l’urine ne sont pas seulement des matériaux : ils portent une charge symbolique forte. Le sang évoque le sacrifice, le lait la pureté, le sperme la vie, l’urine la trivialité du corps. Ces fluides sont à la fois intimes et universels. Dans Milk Blood, par exemple, le contraste entre le rouge et le blanc renvoie à la fois à Mondrian et à une symbolique chrétienne — le sang du Christ, le lait de la Vierge Marie.

La suite de l’entretien est à découvrir dans le dernier numéro de Transfuge

A Personal Mythology : Immersions and Bodily Fluids (1986-1990). Galerie Nathalie Obadia, Saint-Merri, Paris, jusqu’au au 24 janvier 2026. nathalieobadia.com.