Pour son dernier spectacle de la saison, le Grand Théâtre de Genève présente La Traviata, dans une mise en scène de Karin Henkel, figure majeure en Allemagne, et une Violetta poignante.
Dans cette production de La Traviata, Karin Henkel propose une relecture très personnelle en l’abordant, selon ses propres termes, « sous un jour complètement différent pour le public ». S’inspirant de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, dont le librettiste Piave s’était lui-même inspiré — où le récit commence après la mort de l’héroïne —, elle conçoit l’opéra comme un long flash-back. Le spectacle débute ainsi par le récitatif et l’air qui ouvre l’acte III, juste avant la mort de Violetta.
Quatre incarnations de Violetta coexistent sur scène : l’héroïne, un double chantant, une danseuse représentant Violetta après la mort, et une Violetta enfant. La petite Violetta est vendue à un homme quasi ivrogne qui se révèle être le père d’Alfredo ; les scènes de fête n’ont rien de festif : la foule — qu’il s’agisse de bohémiens ou de matadors — nous prend à témoin. Le double dansant de Violetta se tord, les personnages se croisent, mais ne se regardent jamais.
Dans les scènes finales, Violetta, Alfredo et le père de ce dernier expriment leurs remords, leur tristesse et leur joie sur une estrade, face à d’autres personnages assis comme au cinéma. Ce dispositif accentue le sentiment de détachement qui imprègne l’ensemble de l’opéra, comme pour marquer une distance face à la violence psychologique et à l’injustice subie. Le décor évoque un lieu d’agonie, entre hôpital, hospice ou sous-sol, aux murs recouverts de carrelages froids ou de bois brut, éclairés par une lumière crue. Malgré la laideur assumée et une attention parfois dispersée par la multiplicité des Violetta, la relecture de Karin Henkel est cohérente et puissamment signifiante. Elle nous offre sa version intériorisée et sombre de La Traviata.
C’est cependant le plateau vocal d’exception qui parvient à susciter l’émotion. Dans la première distribution (puisqu’il s’agit de double cast), Ruzan Mantashyan au timbre dense incarne Violetta avec une intensité poignante. À ses côtés, Enea Scala campe un Alfredo au chant lumineux et ouvert. Ensemble, ils forment un couple vocal contrasté, dont l’engagement profond immerge pleinement le spectateur dans l’univers verdien. Luca Micheletti offre un Giorgio Germont plus que convaincant, grâce à une voix puissante, élégante et stylée. Les seconds rôles ne sont pas en reste, portés par de très beaux phrasés, à commencer par Martina Russomanno, qui incarne le double chantant de Violetta avec une grande sensibilité.
L’Orchestre de la Suisse romande est dirigé avec maestria par Paolo Carignani. Sa lecture minutieuse, jamais pesante, aux accents adéquats, sert admirablement la musique de Verdi. Les cordes frémissent d’effroi et de douleur dès l’ouverture, les vents résonnent de loin dans le troisième acte, et les tutti oscillent entre vigueur et déchirement.
La Traviata de Giuseppe Verdi, Grand Théâtre de Genève, jusqu’au 27 juin.