À l’Opéra de Dijon, le regard de la chorégraphe berlinoise sur L’Evangile selon Saint-Jean de Bach diffracte le personnage divin et fusionne les arts. 


À la fin, aux saluts, quelques huées tout de même. Timides mais audibles, ils s’adressent à la chorégraphe, mais sont couverts par les ovations – bien mérités – pour chanteurs et musiciens. Sasha Waltz a trouvé le dosage parfait, sachant irriter une minorité pour se faire fêter par une écrasante majorité. Sa Passion selon Saint-Jean, où la danse creuse les questionnements actuels liés à une œuvre tricentenaire, crée l’enthousiasme. Et se permet quelques transgressions qui ne peuvent choquer que d’incorrigibles traditionalistes qui, peut-être, venaient pour un hommage musical au Christ sans trop savoir de quoi est faite la danse de la très berlinoise compagnie Sasha Waltz  Guests. La nudité, d’abord. En leur tenue d’Adam et d’Eve, ils se tiennent face au public, dans une première image de clair-obscur, ou plutôt chair-obscur, dans une fragilité à couper le souffle. Ensuite, quelques réminiscences des débats actuels. La question du genre, avant tout. Les danseurs doublant les rôles chantés, Waltz contourne le chemin de croix d’une identité mal vécue, laissant le choix entre le masculin, le féminin et le non binaire (le formidable Estonien Jaan Männima). Si en plus, au moment de porter la couronne – qui évoque ici un nid d’oiseau, voire un bûcher – Jésus se balade en Eve, sans sa chemise blanche donc, certains vont se sentir évincés d’un paradis musical où Bach dévoile pourtant une sidérante modernité, alors que l’ensemble musical Cappella Mediterranea conserve l’instrumentation baroque.

Son directeur Leonardo García Alarcón a ici découvert qu’un chorégraphe « sculpte non seulement les corps mais aussi la musique » et peut donc révéler aux artistes musicaux des choses qui leur avaient échappé jusqu’à « ensorceler la musique. » Et c’est exactement ce qui a lieu. La modernité de la danse donne à ressentir celle de Bach, parfois dans le contact direct entre les danseurs et les instruments, voire les corps des chanteurs. Une trinité se construit et s’étend jusque dans la salle quand les onze danseurs se confondent avec certains musiciens et se mêlent aux choristes de Dijon et de Namur dont une partie se manifeste depuis la salle. Ainsi spatialisé en un surround totalement unplugged, le chant relie les sphères. Comme son nom l’indique, il est re-li-gieux, d’autant plus que l’on voit parfois passer les danseurs dans la salle, par exemple pour ramasser des planches de bois qui vont constituer une nuée de croix en devenir. Ici et à tant d’autres moments, Waltz manipule les symboles avec élégance et dextérité, chevauchant son propre univers chorégraphique tout en se connectant tantôt à l’expressionnisme grimaçant, tantôt aux ampleurs de Pina Bausch dans la période originelle de son Tanztheater. Un soupçon d’une scène Nô aussi, avec un proscenium qui avance en direction du public, les musiciens étant regroupés à gauche et à droite. L’orchestre se scindant en deux, son chef doit choisir son camp. Et doit, pour être vu depuis l’autre bord, tourner le dos à certains instrumentistes. Amplifie-t-il sa gestuelle pour cette raison ? 

Le fait est qu’il participe à sa façon d’un ensemble de sensations et de gestes, dont certains sont ici très sonores. Au début, quand les danseurs prennent place à une longue table, non pour la Cène mais pour actionner des machines à coudre, travaillant leurs propres chemises tout en produisant une noise music augmentée. Aussi la naissance de la partition de Bach se fait dans la douleur sonore mais prend d’autant plus des airs de rédemption, confrontant d’emblée Bach aux écritures actuelles. Et puis, la crucifixion, où l’ensemble se met à genoux, prenant d’assaut et de coups de marteau des morceaux de bois. Sans doute pour enfoncer le clou des ambiances tellement perturbées qu’on y ressent immédiatement les guerres et les désastres écologiques de notre époque vacillante. Plus concrètement, Sasha Waltz intervient ici dans le débat actuel concernant l’identité du monsieur de Nazareth, si ardemment débattue aux Etats-Unis, au sujet de sa couleur de peau présumée, notamment entre activistes de l’égalité des droits universels et suprémacistes blancs. Sasha Waltz élargit la question, jusqu’à provoquer les deux camps, les renvoyant dos à dos. Il ne peut y avoir un seul Jésus, une seule peau, un seul genre. Reste à écrire l’Évangile selon Marie Madeleine, et à le danser. Avec l’intrusion chorégraphique de Waltz dans Bach et sa fine analyse des Ecritures, on s’en approche comme jamais, les points de vue s’élargissant jusqu’à amplifier le rôle du peuple dans une histoire divine. Sans parler de la beauté musicale et des textures sonores qui apportent un pouvoir guérisseur. Danser sous la croix, les minarets etc., voilà un projet qui pourrait offrir un avenir à une humanité en dérive. 

L’Evangile selon Saint-Jean de Sasha Waltz

Opéra de Dijon, Auditorium

Les 30 et 31 mars 2024

Reprise : novembre 2024, Paris, Théâtre des Champs-Élysées