Cavalières, nouvelle création d’Isabelle Lafon, présentée en mars au théâtre de la Colline, conjugue plusieurs temps en quête d’une utopie à inventer à plusieurs. Rencontre.

Elle n’est pas le genre de personne qu’on imagine fréquenter assidûment les hippodromes. Et pourtant même si elle ne joue pas au tiercé, Isabelle Lafon est une passionnée de course de chevaux ; avec un intérêt particulier pour les trotteurs. « Dans cet univers plutôt rude, impitoyablement compétitif et hiérarchisé, ceux qui évoluent dans le milieu du trot sont considérés avec mépris, un peu comme des bouseux. L’univers des champs de courses est constitué de mondes différents, un peu comme un ensemble avec des sous-ensembles. Il y a les gros propriétaires, les petits propriétaires, les entraîneurs, les palefreniers, les jockeys, mais aussi ceux qui ont pour tâche de monter les chevaux tous les jours et enfin les parieurs et les simples spectateurs. C’est un univers largement dominé par l’argent. Mais c’est aussi un endroit où tous partagent une même passion pour le cheval. »  

Pour Isabelle Lafon, cette passion représente une importante partie de sa vie. Elle a longtemps monté à cheval avant d’être obligée d’arrêter. Malgré cela, elle n’a pas délaissé le milieu des concours hippiques et des champs de course. Et dit « ressentir toujours autant de plaisir à regarder des chevaux dans un champ ». Si, assise devant une tasse de thé dans un bar proche du théâtre de la Colline à Paris où elle est en répétitions, elle dévoile aujourd’hui ce pan méconnu de sa vie, c’est que sa nouvelle création, intitulée Cavalières, a quelques accointances avec le monde du cheval. Mais cela ne s’arrête pas là, car le titre peut être interprété de différentes manières, renvoyant à la façon dont elle aime qualifier les héroïnes de la pièce de « cavalières » au sens d’« impertinent », « insolent », « risque-tout ». 

Aux côtés des comédiennes Sarah Brannens, Karyll Elgrichi et Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon y joue une femme, Denise, dont le métier est d’entraîner des chevaux de course sollicitée par un défi inattendu sans relation avec sa profession. Elle a été désignée comme tutrice de Madeleine, une enfant porteuse de handicap. Elle recrute alors par petites annonces trois femmes pour, à ses côtés, élever cette enfant dont il était déjà question dans Je pars sans moi, précédente création d’Isabelle Lafon dans laquelle Madeleine demandait : « Est-ce qu’on peut faire des erreurs dans les rêves ? ». Denise a le projet fou, utopique, d’offrir à une enfant en difficulté une communauté où elle pourra s’épanouir. Le fait que cela n’existe pas encore, que cela doive être inventé à partir de zéro ou presque donne une idée de la beauté autant que de la fragilité de ce projet. 

Une beauté, une fragilité, qui font écho à la nature même des spectacles d’Isabelle Lafon où le théâtre naît toujours dans le tremblé, le vacillement de ce qui surgit, ou pas, au fil d’un cheminement dans lequel le public se sent intimement impliqué. Sur scène Isabelle Lafon ne va jamais au galop, ni même au trot, son allure serait plutôt l’amble ou le pas avec parfois des temps d’arrêt comme de longues respirations alimentant une forme d’attente. Mais si on laisse le cheval libre de ses mouvements, il y a aussi une part d’imprévisible, les ruades, les écarts, les refus, la sensibilité à fleur de peau. À propos de Cavalières, elle cite Virginia Woolf, « Tout est possible et tout est incertain ». Elle évoque aussi Thelonious Monk : « J’écoute beaucoup sa musique, ce que j’aime chez lui comme chez Charlie Parker, c’est la façon dont ils inventent le temps. Comment ils épaississent le temps à partir de presque rien. Il y a une remarque de Monk, dont je ne me rappelle pas mot à mot, où il dit que, quand il joue, sa main droite et sa main gauche sont comme si elles appartenaient à des époques différentes, l’une au XXe siècle, par exemple, et l’autre au XVIIIe siècle. » 

La part animale

Dans un même état d’esprit Isabelle Lafon cite aussi une lettre que lui a adressée Sophie Barreau, cavalière et chercheuse éthologue : « L’art équestre permet une chose assez unique, être animal au moins pour une moitié, former une pendule faite de deux branches, l’une humaine, l’autre non humaine qui accordent leur équilibre l’une à l’autre et offre par ce partage une sensorialité infinie ». Ce mouvement double se traduit aussi dans le spectacle par l’utilisation à certains moments de la forme épistolaire. « J’ai voulu que ces femmes se parlent par lettres comme dans les romans épistolaires du XVIIIe siècle. Parce qu’on ne s’exprime pas de la même façon quand on écrit, quand il y a ce décalage de la correspondance qui implique un certain recul et un temps de réflexion. Cela n’empêche pas la spontanéité pour autant, mais c’est une spontanéité plus réfléchie. De même que Pina Bausch disait dansons, dansons, sinon nous sommes perdus, là j’ai dit : écrivons-nous des lettres, sinon nous sommes perdues. » 

À ce propos, Isabelle Lafon insiste sur le fait que le spectacle est co-écrit avec les trois autres actrices. « Elles sont magnifiquement audacieuses et portantes, c’est pour ça que j’ai voulu les impliquer aussi dans le processus d’écriture. Il s’agit de penser ensemble. Une de mes références pour ce spectacle, comme pour le précédent, c’est l’éducateur et écrivain Fernand Deligny. Il avait ce lieu dans les Cévennes où il accueillait des enfants parfois très difficiles dont les autres psychiatres ne voulaient plus. C’était un espace grand ouvert. On foutait la paix aux enfants. Et ça marchait. Les quatre héroïnes de Cavalières sont en quête de quelque chose de cet ordre, un commun à construire. » Quand elle travaille sur un spectacle, Isabelle Lafon se souvient de Barbara qu’elle a souvent vue en concert : « Elle commençait toujours à chanter assise au piano de profil et gardait rigoureusement cette attitude pendant un certain temps jusqu’au moment où, tout d’un coup, elle nous parlait. Mais ce n’était jamais totalement frontal. Elle démarrait systématiquement de profil pour faire ensuite ce détour par le frontal. Comme si, au fil du concert, quelque chose s’établissait entre elle et le public qui faisait qu’à un moment elle se tournait vers la salle. » Cette expérience des concerts de Barbara rappelle évidemment beaucoup la façon dont les spectacles d’Isabelle Lafon ont cette capacité unique d’établir presque subrepticement une relation d’intimité avec le public.


Cavalières, de et par Isabelle Lafon, du 5 au 31 mars à La Colline, Paris, plus d’informations