Au centre Pompidou, après un tour de chauffe remarqué au Théâtre des Quartiers d’Ivry, Sébastien Kheroufi sublime les mots de Peter Handke et esquisse le portrait d’un transfuge de classe face à son impossible retour parmi les siens. 

Dans le hall du théâtre, sous l’immense verrière de fer et de verre de l’ancienne manufacture d’œillets, des chaises ont été installées face à face, comme pour un défilé de mode. Au bout de ce chemin balisé, une tombe fleurie, attend que soient rendus les derniers hommages. Un chant vibrant, telle une litanie mortuaire, s’élève dans les airs et rompt le silence. Un homme, le visage fermé, s’avance. C’est le fils aîné d’une fratrie de trois. Les parents viennent de mourir. Il est l’unique héritier d’un pavillon, situé au cœur d’une cité qu’il a quitté depuis longtemps. C’est ainsi par ici. La tradition est immuable. 

Que faire ? Depuis longtemps, il a quitté l’endroit où il a grandi. Il est allé à la ville, où il est devenu écrivain et semble ne plus avoir rien de commun avec son frère, sa sœur, ses amis d’enfance restés là, entre les barres d’immeubles. Les retrouvailles sont violentes. Le premier doute, les cadets sont en colère. Les liens sont tenus, fragiles, le moindre mot de travers peut embraser des années de non-dits, de reproches et de rancœurs tus. Le règlement de compte entre celui qui, par son regard condescendant, paraît avoir renié ses origines, et ceux qui revendiquent leurs racines et leurs droits sur l’héritage, ne demande qu’à exploser et tout détruire sur son passage, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du terreau qui les lie, le dernier vestige de leur identité familiale et sociale. 

Publiée en 1981, la pièce imaginée par Peter Handke se construit autour d’une succession de longs monologues qui esquissent en creux, le concept de transfuge de classe, la sensation d’abandon, la culpabilité d’avoir déserté. En transposant ces litanies de ces âmes fiévreuses d’un village autrichien perdu dans les montagnes à une cité de banlieue parisienne des années 1990 en ne changeant que quelques mots, Sébastien Kheroufi fait écho à sa propre histoire, celle de ses parents – mère Française, père Algérien – et conserve à l’œuvre sa dimension politique et sociologique. 

Les mots coulent par flots bouillonnants, brûlent, laissent des cicatrices indélébiles. Ils disent les ressentiments de ceux qui se sentent laisser pour compte, l’impossibilité de réconciliation entre deux mondes. Pour coller au plus près du réel, le décor est minimaliste – une baraque de chantier, quelques chaises en plastique, quelques glacières vintages?  Et de la terre comme dernier point d’ancrage de ses corps en survivance – , des habitants d’Ivry-sur-Seine viennent grossir la troupe de dix comédiens pour rejoindre le chœur silencieux et révolté de villageois. Avec une intelligence du plateau tout en finesse et humilité, le jeune metteur en scène, dont ce n’est que la deuxième création, signe un spectacle puissant, qui va à l’essentiel sans s’embarrasser de sophistication. Parfois le rythme ralenti, la charge, peut-être trop lourde à porter, mais avec maestria, Sébastien Kheroufi rattrape l’attention pour offrir aux spectateurs stupéfaits, un final sidérant. Telle un prophète de demain, la rappeuse Casey prend la parole et slame une ultime prémonition, un dernier cri de rage terriblement humain qui fait de la vie, quelle qu’elle soit, la seule et ultime chose qui mérite de se battre !  

Par les villages de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Khéroufi. Du 16 au 18 février 2024 au Centre Pompidou, Paris.