En situant Rigoletto dans l’univers de la danse contemporaine, Richard Brunel offre au drame de Verdi un arrière-plan à la fois contemporain et intemporel propice à une interprétation sensible et équilibrée impeccablement servie par les chanteurs.

À petites causes, grands effets. Pour avoir malicieusement répandu un peu de champagne sur le crâne dégarni d’un comte, Rigoletto se voit promettre par ce dernier une vengeance impitoyable. L’équivalent d’une fatwa en quelque sorte, la tête du bouffon devenant l’objet d’un « contrat » comme on dit dans les milieux mafieux. Mais l’affaire est plus compliquée. Si le comte de Monterone veut la peau de Rigoletto, c’est surtout contre son maître, le duc de Mantoue, qu’il est en pétard. Celui-ci, noceur invétéré et insatiable coureur de jupons, aurait déshonoré sa fille. C’est donc pour plaire à son patron et amuser la galerie que Rigoletto humilie le comte. 

Cette friction initiale aux conséquences fatales se déroule à la cour du duc de Mantoue en plein XIXe siècle. Dans sa mise en scène de l’opéra de Verdi présentée au Théâtre des Arts de Rouen, Richard Brunel la rapproche de notre époque en installant le spectacle dans le milieu de la danse. Les premières séquences ont lieu en coulisses où des danseuses s’échauffent et font des extensions tandis que, sur les côtés, des écrans montrent un ballet en train de se dérouler face à un public imaginaire. Quand la troupe regagne la coulisse sous les applaudissements, c’est paradoxalement à son entrée en scène à laquelle on assiste. 

La superposition des deux univers, celui du drame proprement dit et celui de la danse, a pour effet d’élargir le cadre de l’action en créant un arrière-plan figuré par la présence de la danseuse Agnès Letestu dans le rôle de la mère de Gilda – personnage décédé qui normalement n’apparaît pas dans le spectacle, mais est régulièrement évoqué avec tendresse et nostalgie par Rigoletto dont elle fut l’épouse. Ce dispositif fonctionne à la perfection ajoutant un surcroît d’humanité à Rigoletto, dont l’interprétation par Sergio Vitale se caractérise par une sobriété aussi sensible qu’efficace. 

Cela n’est pas négligeable car il est difficile face à un opéra de Verdi ne pas éprouver parfois une impression d’outrance. C’est la loi du genre, dira-t-on, dans un univers où l’excès est la norme. Toute la question alors est, dans cet art du trop, de savoir justement comment ne pas outrepasser certaines limites. Le vocabulaire de la danse, la chorégraphie, mais aussi les accessoires qui y sont associés, portants où pendent les tenues de scènes, barres d’entraînement, miroirs, pistes dégagées dont le vide contraste avec l’intérieur de la maison de Rigoletto, tout cela contribue autant à animer qu’à canaliser le jeu des chanteurs. Pene Pati, dans le rôle du Duc, ménage ses effets. Tout comme Rosa Feola, familière du personnage de Gilda qu’elle a souvent interprété, dont le registre émotionnel parfaitement maîtrisé recèle d’autant plus d’impact. 

Ce sens heureux du dosage, on le retrouve aussi dans la direction musicale de Ben Glassberg qui gère avec doigté une écriture entièrement au service du drame. Aussi quand l’action s’intensifie, en particulier au début de l’acte III où – sous le regard horrifié de Gilda qui s’en croyait aimée –, une bouteille de champagne à la main, le Duc, aussi drôle que ridicule dans une robe de chambre à frou-frou, s’amuse à toréer la belle Maddalena (Katarina Bradic), alors que non loin Sparafucile (Paul Gay), le tueur appointé par Rigoletto, attend le moment propice pour commettre son crime, l’émotion est à son comble. La recette d’un beau spectacle, admirablement tenu et interprété de bout en bout. 


Rigoletto, de Giuseppe Verdi, direction musicale Ben Glassberg, mise en scène Richard Brunel. Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie. Jusqu’au 1er octobre à Rouen, Théâtre des Arts.