Au TNS, Christine Letailleur esquisse le portrait de Julie de Lespinasse, une femme libre et amoureuse au temps des Lumières. Rencontre avec une metteuse en scène généreuse et humaine. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter à la scène la correspondance amoureuse de Julie de Lespinasse ? 

Alors que je travaillais sur l’adaptation scénique des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, je suis tombée à la BNF sur les lettres que cette épistolière qui tenait salon au XVIIIe siècle, a écrites à son dernier grand amour, le chevalier de Guibert, son cadet de onze ans. J’ai tout de suite été frappée par l’intensité, la sincérité, et la profondeur de ses écrits. C’était étonnant de voir comment une femme de cette époque, contemporaine des courtisans qui ont servi de modèle à la Marquise de Merteuil ou au Vicomte de Valmont, était loin du jeu de la séduction et du libertinage. Rien chez elle n’est frivole. Tout donne à voir, à sentir, l’intensité d’une vie intérieure où sentiments et émotions sonnent justes. C’est une avant-gardiste, elle est « précurseuse » à mon sens des romantiques comme Musset ou Lamartine. Conquise par cette personnalité hors norme, j’ai lu la biographie écrite par Pierre de Ségur. Sa vie est un roman digne de la carte de Tendre. Enfant naturelle, vouée à vivre dans l’ombre, elle côtoie par l’intermédiaire de sa tante, Madame du Deffand, dont elle est la dame de compagnie, les beaux esprits de son époque- Diderot, Condorcet, Montesquieu, etc. Intelligente, elle éclipse son hôtesse et finit par ouvrir son propre salon. Libre, indépendante, ce qui est rare à l’époque, elle inspire de vives passions à des hommes plus jeunes qu’elle, comme le marquis de Mora, fils de l’ambassadeur d’Espagne ou le Chevalier de Guibert. D’Alembert en tombera aussi follement amoureux.  Toutes ses amours sont impossibles, mais pour les vivre sans regret, elle renonce au monde. Cette existence de solitude, de recluse, uniquement habitée par l’objet de son affection, me semblait une belle matière à théâtre. 

Comment adapte-t-on des lettres au plateau ? 

Quand je lis, j’ai tout de suite des images qui traversent mon esprit. C’est pour cela que lorsque je travaille à un spectacle, je ne me laisse jamais parasiter par d’autres textes, d’autres histoires. Avec la correspondance magnifique de Julie de Lespinasse, la justesse de sa plume, je me suis concentrée sur les deux dernières années de sa vie et je me suis laissé porter. Je voyais derrière les mots, cette femme seule, hantée par le fantôme de son jeune amant– Mora – parti mourir en Espagne, qu’elle estime avoir trahi en cédant à Guibert dont elle est follement éprise. Je l’imaginais dans un espace vide, rongée par des remords tout en étant consumée par la flamme de sa nouvelle passion. Avec Emmanuel Clolus, avec qui je collabore depuis plusieurs années, nous avons donc pensé à une scénographie épurée. Je ne voulais pas de bureau, de mobilier encombrant, d’où l’idée d’utiliser des tablettes qui émergent des murs, avant de disparaître. Julie est ainsi face à son destin de recluse. 

Comment le choix s’est-il porté sur Judith Henry pour incarner votre héroïne ? 

Un concours de circonstances heureuses. J’avais très envie de travailler avec elle. Malheureusement, elle n’était pas disponible aux dates souhaitées. Le planning de création a changé, l’actrice à laquelle j’avais pensé, n’était plus libre. Judith s’est à nouveau imposée. Elle a cette lumière intérieure, cette sensibilité, cette profondeur, qui, je crois, habitait aussi Julie de Lespinasse. C’était une évidence. Elle est ce personnage de roman, cette femme émancipée, humaine, guidée uniquement par les élans de son cœur. 

Julie de Lespinasse, D’après la biographie de Julie de Lespinasse de Pierre de Ségur et les lettres au colonel de Guibert. Adaptation et mise en scène de Christine Letailleur. Du 25 avril au 5 mai 2022, au Théâtre national de Strasbourg.