Au TNP De Villeurbanne, Aurélia Guillet s’empare avec finesse des Irresponsables d’Hermann Broch et entre en résonance avec les dérives dictatoriales qui secouent actuellement l’Europe.

Dans une petite bourgade allemande, dans les années 30, peu de temps avant la montée du nazisme, A., jeune homme, bien comme il faut, coule des jours heureux. Chanceux en affaires, il achète des vieilles bâtisses à tour de bras, pour les rénover, les revendre en faisant des plus-values. Dans un souci d’économie et de convivialité, il loue une chambre chez la Baronne W. Rien ne semble vouloir perturber cette existence paisible. C’est mal connaître les femmes de la maison. Chacune à sa manière va l’entraîner dans une chute sans fin, un effondrement de sa conscience et l’obliger à ouvrir les yeux sur sa responsabilité fortuite dans un enchaînement d’événements mortifères, terreau à venir de la montée du totalitarisme.

Somnolant dans sa chambre, A. est dérangé tout d’abord par Zerline, la bonne de Madame et gouvernante de la maison. Sous des airs de pas y toucher, la déroutante servante épanche son cœur, libère ingénieusement sa confiance et livre avec une candeur feinte les secrets de famille. Ainsi, elle révèle à demi-mot sa liaison avec un certain von Juna, un séducteur patenté qui n’est autre que l’ancien amant de la belle Baronne Elvire, père d’Hildegarde, enfant illégitime de cette dernière, et un meurtrier présumé dont elle avoue avoir contribué à la condamnation par pure jalousie. Se drapant dans une morale qu’elle n’a pas, elle fait de son interlocuteur une sorte de confesseur, de complice, l’enferme dans les errements de sa conscience, elle asphyxie sa proie. En proie au doute, incapable de réagir, de dénoncer, les crimes dont il est le dépositaire, il s’enfonce fébrile, dans un état végétatif et contribue, à son corps défendant, à une forme d’impunité qui mène le monde au chaos. 

Retrouvant un peu de sérénité auprès de la charmante Mellita, une jeune femme pure, innocente, dont il causera, par lâcheté, la mort, il pense en avoir fini avec la perversité d’une bourgeoisie exsangue. C’est sans compter sur la sensualité froide de la belle Hildegarde. Se glissant à la nuit tombée dans la chambre du jeune homme, l’illégitime héritière va déployer tous ses talents d’enjôleuse, pour détruire ses derniers idéaux. Trop tard, il prendra conscience que sa passivité a consumé son âme, et que bien malgré lui, il est responsable, comme tant d’autres, d’avoir laissé germer les graines du totalitarisme. Dans une dernière tirade, d’une rare lucidité, qui fait écho au drame ukrainien, il prévoit les tragédies à venir, la montée de toutes les dérives dictatoriales. 

Avec beaucoup d’intelligence, de délicatesse, Aurélia Guillet insuffle la vie à la sublime plume d’Hermann Broch. Son adaptation au plateau fort sobre, à quelques détails vidéos près, donne à entendre chaque parole, chaque intonation. Les mots frappent, cognent dans l’espace scénique, pénètrent avec intensité dans nos consciences, les réveillant en sursaut de l’engourdissement. Malgré quelques ellipses malencontreusement compensées par des images subliminales pas toujours éclairantes et l’usage intempestif de micros, la metteuse en scène, sortie en 2004 de l’École du TNS, maitrise ses effets et fait résonner parfaitement avec l’actualité, cette analyse sans concession la société allemande pré-nazisme et met parfaitement en exergue les propos de Broch, qui tente de montrer comment des actes solitaires et une moralité individuelle prise à défaut, entraine un glissement vers une éthique et une responsabilité collective. 

Avec les Irresponsables, Aurélia Guillet et son assistant ukrainien Maksym Teteruk démontre l’importance d’un théâtre politique et engagé en se mettant magistralement au service d’une écriture puissante autant étincelante. Peu montée depuis que Jeanne Moreau prêtée ses traits à Zerline dans les Années 1980 dans la fameuse mise en scène de Klaus Michael Gruber, la prose de Broch éclate ici dans toute sa beauté sibylline, sulfureuse.

Les irresponsables d’Hermann Broch. Mise en scène par Aurélia Guillet. Jusqu’au 19 mars 2022 au TNP-Villeurbanne.