Tout à fait par hasard, trois des sujets centraux de ce mois dans Transfuge, se fondent sur un même axiome : la friction entre deux mondes. Précisément, entre un monde ancien et un monde nouveau. Quoi de mieux pour l’art, que cette friction, source de disharmonie donc d’énergie, de résistance et de libération. Conséquence logique : tremblement, doute, voire chaos. 

C’est à cette place même que se situe le grand écrivain yiddish Isaac Bashevis Singer (1902-1991), prix Nobel de littérature en 1978, auquel nous consacrons un long dossier. L’art entier de Singer se situe à la croisée de ce monde juif polonais orthodoxe dont il est issu, et ce monde sécularisé auquel peu à peu il adhère. Complexité de l’auteur : il restera, dans son oeuvre et dans sa vie, toujours attaché à la branche irrationnelle du judaïsme. Imaginaire hybride et puissant, qui a permis la création de personnages inoubliables, grotesques, pathétiques ou pervers, comme dans cet incroyable inédit venant de paraître, Keila la Rouge ( Stock). 

Autre monde qui s’effondre et renaît : celui des Amérindiens dans le très beau western Hostiles de Scott Cooper avec Christan Bale parfait et taiseux à la John Wayne. Là encore, Cooper est judicieux dans son choix d’époque, qu’il situe une fois le génocide indien à peu près terminé, à la fin du XIXe siècle. Un capitaine de l’armée américaine a pour mission d’accompagner un chef indien cheyenne du Nouveau-Mexique vers le Montana. Ces deux-là se haïssent, car leurs hommes se sont entretués pendant des années. L’histoire du film se nourrit de cette tension : vont-ils réussir durant ce long trajet à s’apaiser ? Se rapprocher ? Se montrer capable d’amour, en s’affranchissant du vieux monde où l’esprit de vengeance dominait ? 

Au théâtre, se jouera en mars et avril L’Etat de siège d’Albert Camus, mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota. Pièce passionnante, jamais jouée depuis 1948. Je ne me souvenais pas que Camus ait pu être si à gauche (quoique toujours à la droite de Sartre qui soutint longtemps Moscou et les goulags). Le vieux monde, raconte Camus, avait aussi des avantages, contrairement à ce que clame la militance, par essence binaire. Au début de la pièce, les hommes et les femmes dansent, flânent, rient, charment. Leur voix est douce, la musique apaisante, les gestes lestes. Ce monde libre, paisible, se fracasse d’un coup à l’arrivée de la peste. Un nouveau monde naît, ressemblant au nôtre à bien des égards, même s’il est dit par l’auteur qu’il est une allégorie du totalitarisme. Il s’agit aussi d’un monde asservi à la technique et à la rentabilité. Coucou Heidegger, que Camus et les autres philosophes lisaient attentivement dans l’après-guerre. Un des personnages ne dit-il pas : « Un mort c’est rafraîchissant, mais c’est pas rentable. Ca ne vaut pas un esclave. Aujourd’hui nous avons des techniques pour asservir » ? Les statistiques : « Quand vous avez un fichier de 372 000 hommes, qu’est-ce qu’un homme ? » ou bien : « Etre ou ne pas être réglementaire », dit le pouvoir. Inutile d’aller voir Hitler ou Staline, c’est de notre société dont il parle. 

La révolte va gronder, bien sûr : « N’ayez plus peur, jetez vos contrats » dit Diego l’amoureux et le libertaire. 

Le nietzschéen qu’était Camus finit en beauté. On dépasse le politique pour aller du côté de La Naissance de la tragédie. Lui qui comme Nietzsche se sentait chez lui dans ce monde grec d’avant Platon. Ce monde grec où le dionysiaque (la démesure, l’instinct, le chaos primordial) s’équilibrait à merveille avec l’apollonisme (la mesure, le calcul) avant de disparaître devant le monde non poétique, logique, de Platon. C’est évidemment au dionysiaque que Camus pense, dans cette tirade magnifique de « l’artiste », à la fin de la pièce, jouée à la perfection par Hugues Quester : « La mer furieuse a la couleur des anémones. Elle nous venge. Sa colère est la nôtre. Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin est la folie de l’homme. Une grande folie qui pense loin. (…) O mer, patrie des insurgés, voici ton peuple qui ne cédera jamais. La grande lame de fond, nourrie dans l’amertume des eaux, emportera vos cités horribles. »