Le rapprochement des œuvres d’Anselm Kiefer et de Mohamed Bourouissa au LAM révèle leur point commun : révéler l’humanité derrière des formes imposées de contrôle.

Si l’art de l’incontournable Anselm Kiefer est régulièrement exposé en France – l’artiste allemand s’y est installé en 1993 – les œuvres présentées au LAM à Villeneuve d’Ascq sont particulières. Normalement immenses en taille et en puissance, ici elles ne s’imposent pas. Elles ne hurlent pas l’horreur, la solitude, la violence comme ses travaux notamment

présentés au Grand Palais. Elles chuchotent la force humaine d’un homme né dans les bombes de la seconde guerre mondiale. Elles témoignent de la puissance de l’art à transcender le réel tout en le scrutant minutieusement. Et elles révèlent la place primordiale de la photographie dans la démarche de l’artiste. L’exposition débute par ce geste nazi, un bras levé, que l’artiste réalise dans les années 60 devant des environnements emblématiques. Ses Occupations ne sont pas des provocations. Elles sont questionnements. « Qu’aurai-je fait si j’avais été adulte pendant la seconde Guerre mondiale ? se demande-t-il. Me serais-je rallié à la pensée dominante ? » Car, même si cela froisse, et la France n’en est pas exempte, nombreux furent les individus à collaborer avec le régime. Pour se sauver. Pour survivre. Pour d’autres raisons moins avouables. L’histoire du camp de Neuengamme en témoigne. Anselm Kiefer, alors la vingtaine, a l’honnêteté de se poser la question, lui-même fils d’un officier de la Wehrmacht. Il porte d’ailleurs parfois sur ces photos l’uniforme de son père.

Dans la salle suivante apparaît le propos de l’exposition : révéler la place primordiale de la photographie dans l’art de Kiefer, surtout connu pour ses peintures monumentales. Des images accumulées de ruines, de paysages, de débris, de champs à perte de vue, déserts, formés de sillons desséchés, nature morte. L’artiste semble rejouer ses premières années, dans les ruines. La ruine qui est aussi pour l’artiste, explique Jean de Loisy, commissaire de l’exposition « la cité revenue à l’état d’idée », « le symbole de la reconstruction ». Et d’ajouter : « Tout artiste met en ruine les époques précédentes ». L’artiste les a photographiées, a maculé ces images de tâches pour ensuite leur ajouter des objets. Un outil obstétricien archaïque qui semble faire écho aux expérimentations les plus barbares réalisées dans les infirmeries des camps où aucun des prisonniers, même à l’article de la mort, n’osait se rendre. Des fils barbelés figurant l’enfermement. Ses photographies deviennent alors sculptures. Au centre de la pièce, des merveilles : des livres monumentaux ouverts, dans lesquels chaque page est recouverte de formes peintes, de mots, sans ne laisser aucun espace vide. L’un se nomme Voyage au bout de la nuit – Für LF Céline (1976-2002). Un autre Les Femmes de la Révolutions de Jules Michelet (1996) ou encore La Vie secrète des plantes (1998). La force de ces livres œuvres est égale à leur beauté. Bien sûr, l’exposition ne pouvait faire l’impasse sur ses peintures, à la matière épaisse, aux couleurs terriennes si

caractéristiques de son art. Lilith s’inspire du démon féminin de la tradition juive. Apparaît une ville, grise, recouverte d’une vapeur, d’une brume, et sur laquelle l’artiste a déposé des cheveux, ceux de la première femme d’Adam, condamnée par Dieu à n’enfanter que des enfants morts nés. La mythologie inspire l’artiste allemand. Elle apparaît aussi dans Au commencement, œuvre elle aussi monumentale de 380 par 560 cm, qui donna son titre à l’exposition. Devant un paysage obscur et épais, peut-être céleste, se dresse une échelle infinie qui s’élève, représentation de la quête existentielle de l’artiste, inspirée par la Kabbale. L’une des dernières pièces de l’exposition se compose d’un vélo accompagné de trois plateaux comprenant les trois ingrédients de la pierre philosophale, le sel, le souffre et le mercure, pierre qui permet de se transformer soi-même. Tel un autoportrait, Anselm Kiefer y figure sa quête existentielle, par l’art.

Dans les salles suivantes, la commissaire Marie-Amélie Senot présente l’exposition personnelle de Mohamed Bourouissa. Pour l’artiste franco-algérien, l’art est un moyen de partager et de donner la parole. « La question qui semble le guider, précise Marie-Amélie Senot, pourrait être : comment contourner ou construire à partir d’une situation de contrôle ». Ainsi face à l’acte humiliant d’un commerçant exhibant des photographies de voleurs à la sauvette, l’artiste décide de redonner de la dignité à ces hommes en restaurant les photographies qu’il expose ensuite. En 2008-2009, alors étudiant au Fresnoy, il transmet un téléphone à un détenu afin d’échanger des images. Le dispositif artistique et relationnel, qui donna naissance à une vidéo, permet d’offrir au taulard un souffle de liberté à travers la vue des rues de Paris. Tandis que les images de l’intérieur de la prison replacent l’individu extérieur au centre des réflexions sur l’univers carcéral. Cette réflexion se prolonge avec Quartier de femmes, un spectacle présenté à l’occasion du Festival d’Automne au Théâtre de Gennevilliers et qui met en scène la parole de prisonnières rencontrées lors d’ateliers. Dans une autre salle où sont suspendues de récentes aquarelles de l’artiste, des sculptures simulent des gestes violents lors d’interpellations policières. Il y est ici question de dépossession du corps alors que les aquarelles représentent au contraire la liberté du geste et de l’esprit, nécessaire dans certains contextes pour s’extraire de la réalité. A l’image d’Anselm Kieffer, Mohamed Bourouissa scrute le réel, interroge des espaces de contrôle. Si leur ambition et les formes que prennent leurs explorations diffèrent, les artistes ont pour point commun, une profondeur, une humanité et une quête de liberté.

Anselm Kiefer, La photographie au commencement, jusqu’au 3 mars

Mohamed Bourouissa, Attracteur étrange jusqu’au 21 janvier

LAM, Musée d’art moderne d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq

musee-lam.fr