Ressortie dans une copie inespérée, qui en exalte les couleurs, des Chevaux de Feu, un des trésors baroques du cinéma mondial.

C’est d’abord l’histoire d’un monde disparu. Celui des Houtsoules, peuplade « oubliée par Dieu et par les gens » et retirée au fin fond des Carpates ukrainiennes. C’est là qu’a eu lieu l’histoire délirante du tournage, long de dix-sept mois, de ce monument inclassable qui remporta à sa sortie en 1965 plus de cinquante prix à travers le monde. C’est l’histoire aussi d’un réalisateur, Serguei Paradjanov, géant barbu géorgien né de parents arméniens, dont c’est le cinquième film mais peut-être le plus personnel et qui lui valut la censure de la part des autorités soviétiques. C’est celle d’Yvan et Maritchka, de leur amour aussi interdit que celui de Roméo et Juliette et surtout Catherine et Heathcliff, les amants malheureux des Hauts de Hurlevent. Il faut dire que cette histoire remonte à la nuit des temps Houtsoule. Un chantre du village de Kryvorininia la raconta un jour à Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913), grand écrivain ukrainien qui passait ses vacances dans la région en 1910. Deux ans plus tard, il en tirait une nouvelle, encore aujourd’hui très appréciée des universitaires ukrainiens qui la considèrent comme un moment déterminant du modernisme de leur littérature. Cinq décennies plus tard, en l’honneur de ce Kotsioubynsky, les studios de Kiev souhaitent commémorer sa mémoire et confient la réalisation de cet hommage au jeune Paradjanov. Or, c’est avec cette histoire de feu, d’amour, de sang, de religion et de sorcellerie qu’il compte faire, selon ses dires, « un film génial ». Et du génie, il en jaillit dès le pré-générique où un arbre s’affaisse sur celui qu’il abat. La caméra, placée sur la cime d’un bouleau, tombe sur ce premier cadavre qui s’accroche dans un ultime râle à Yvan, un petit garçon effrayé. Le jour des funérailles de son frère, Yvan voit son père tranché d’un coup de hache. Le sang se répand en effluves vermillon sur l’objectif de la caméra avant de se transformer en chevaux de feu. La caméra danse ensuite avec Yvan qui aime Maritchka, la fille de l’assassin de son père. Quand il accompagne la transhumance de ses brebis, c’est encore la caméra que l’on sent courir à perdre haleine dans les montagnes. Quand enfin, Maritchka se décide à aller rejoindre Yvan, la caméra s’écroule de la falaise et finit dans les eaux. Elle renaît ensuite et observe, malicieuse, Yvan accepter toutes les compromissions pour s’en enivrer et oublier la vie sans son amour perdu. La caméra de Paradjanov traverse plaines, marécages, montagnes, lacs et champs puis fusionner avec, comme avec la mémoire du peuple Houtsoule. Dans l’épilogue, elle nous entraîne au-delà de la vie, dans des contrées magiques où les amours peuvent perdurer. Les Chevaux de feu, c’est donc peut-être avant tout l’histoire d’une caméra devenue un extraordinaire personnage de cinéma. Il paraîtrait que de Gaulle et tante Yvonne l’ont adoré quand ils l’ont découvert à Kiev, dans un palais où ce fou de Paradjanov avait éteint toutes les lumières.