Sigmar Polke, ovni génial de la peinture. La Fondation Van Gogh nous fait redécouvrir son talent frondeur et pionnier. Salutaire !

       Regarder Sigmar Polke s’apparente à la découverte miraculeuse d’un bon nombre de ferments d’une peinture contemporaine sachant fusionner l’héritage du pop art et le maelström ambitieux de la matière. Après tout, c’est bien à lui que l’on doit l’invention de ces grandes peintures tramées réalisées à partir d’agrandissements de photographies et mettant du même coup l’image publicitaire et de presse sous le filtre de la poésie critique du peintre. À l’ère du tout-image, Polke est donc d’une actualité évidente ! Pour autant, le peintre allemand disparu en 2010 reste toujours inclassable. Et c’est peut-être pour cela qu’il est moins fréquemment cité que ses célèbres compatriotes, Georg Baselitz, Gerhard Richter, Anselm Kiefer… Regarder ses œuvres de jeunesse, celles des années 1960, et constater qu’il se met à peindre sur du tissu, qu’il triture l’image photographique pour l’amener dans la peinture, qu’il use de toutes les matières innovantes de son époque. Résine, aluminium, laque, polyester, aérosol, tout y passe ! Le jeune peintre ne s’interdisait rien et, dans une érudition malicieuse, refusait de répéter les canons de l’art moderne tout en ne cessant de s’en inspirer. Mais derrière son pied de nez narquois au beau et au consensuel, ne voit-on pas Goya dans ses photographies joyeusement cyniques des squelettes des catacombes de Palerme ? Ne voit-on pas Lichtenstein dans ses agrandissements tramés de photographies mais aux pointillés plus poussiéreux que ceux de l’Américain ? Il parle aussi au minimaliste Carl André en détournant ses austères grilles industrielles en y insérant le motif pittoresque des carreaux de Delft. Et lorsque Joseph Beuys, grand prêtre de l’art performatif allemand, faisait des happenings, Polke, lui, peignait, photographiait, dessinait…

Fotograf: Angelika Platen
Sigmar Polke [1941 -], Deutscher Fotograf und Maler
Motiv 7 von 7
Aufnahmedatum: 1971
Aufnahmeort: Düsseldorf
Systematik:
Personen / Künstler / Polke, Sigmar / Porträts

Né sous le IIIe Reich, en Silésie (actuelle Pologne) avant de rejoindre la RDA puis de fuir vers l’Allemagne de l’Ouest, à Düsseldorf, avec ses parents alors qu’il n’a que 12 ans, il rend compte dans ses œuvres d’un mélange atypique entre l’extrême pauvreté paysanne de l’Allemagne d’après-guerre et les espoirs du pop art américain, cependant corrompu par les médias de masse alors émergents. C’est ainsi que naît ce réalisme dissolu en pointillé dont témoigne avec force l’œuvre Fugitifs/Fugitives représentant deux personnages en train de courir précipitamment, bagages à la main et rappelant la fuite de sa famille en 1953. « Sous les pavés, la terre » titre l’exposition détournant le slogan de Mai 68 « Sous les pavés, la plage ». Car l’artiste a l’esprit révolutionnaire dans sa manière d’appréhender son art. Comparer Polke à Van Gogh, ou plutôt les mettre en regard, était osé. La commissaire de l’exposition, Bice Curiger, qui parachève ici son mandat à la tête de la Fondation, l’assume en prenant pour point de liaison le motif de la pomme de terre que les deux peintres ont utilisé et aimé. Le tubercule comme symbole d’un ancrage à la terre, d’une humilité du pauvre et de son salut alimentaire. Aliment qui transcende un réalisme trivial pour l’emmener vers une élévation solaire, presque religieuse chez Van Gogh, très inspiré par Jean-François Millet. Polke, lui, est certes un réaliste lorsqu’il construit sa cabane de pommes de terre mais fait aussi un clin d’œil à l’ironie poétique de Dada et de Fluxus.

« Pour moi, vraiment c’est presqu’une fête de pouvoir finir mes onze ans à la tête de la Fondation avec Polke » confie Bice Curiger qui a bien connu l’artiste lorsqu’elle était étudiante puisqu’il était le compagnon de sa meilleure amie. « Il a véritablement ouvert mon horizon sur l’art contemporain. Il passait beaucoup de temps à Zurich et nous partions en vacances ensemble. » Cette amitié se prolongera lorsqu’elle prend la direction de la revue Parkett. Et en 1984, c’est elle qui réalise, pour la revue Artpress, la dernière grande interview qu’il acceptera de donner et dans laquelle on découvre sa liberté d’esprit et son humour décoiffant, se moquant en particulier de la « culture régressive vers le passé » et affirmant, franc-tireur, que l’art est déjà une « pré-condamnation » voire une « punition » dont il faut trouver « l’accusateur ». Roi de la formule, le voilà qui assène « quand l’art est une obligation, ça devient une sollicitation ». Il ne s’est d’ailleurs jamais plié au jeu d’entrer dans une grande galerie. Pourtant, son art fait aujourd’hui autorité. Mais son cynisme et son regard critique sur les modes de son époque auront eu raison d’une carrière sous les ors d’un art officiel. Et c’est tant mieux. Il n’y a qu’à regarder son immense toile Paganini, un des chefs-d’œuvre de l’exposition : le musicien, sur son lit de mort, y est représenté face au Diable avec lequel il a fait un pacte faustien pour préserver son talent, tandis que dans le fond, des svastikas jonchent le sol et des têtes de mort tourbillonnent dans une grande symphonie nucléaire… La rhapsodie picturale chante ici les horreurs du nazisme et la culpabilisation dont souffre l’Allemagne d’après-guerre. Polke est aussi bien un fantastique peintre d’histoire qu’un expérimentateur imaginatif qui n’a cessé de créer des couleurs et des formes, jusqu’à utiliser des produits toxiques dans ses mélanges de pigments pour inventer ses peintures violettes, désormais caractéristiques. « Il regardait au-delà du modernisme et commençait à étudier l’histoire des matériaux de la peinture. » À la charnière entre l’art moderne et le post-modernisme, il s’agissait de tenter de réparer une réalité politique et économique étouffante par la peinture. Une sorte de désacralisation ? Plutôt la quête d’une spiritualité picturale plus authentique, capable de faire chanter les pigments et la terre, à l’encontre de la figure du « génie ». Cependant, derrière l’énigmatique couleur violette, persiste le fantôme de l’invasion d’une atmosphère empoisonnée, qui veille.

Visuel : Die Schmiede (La Forge), 1975. Acrylique et peinture métallique sur coton, 150× 130,4 cm. Collection Arora. © The Estate of Sigmar Polke, Cologne / Adagp, Paris, 2025/Photo Frank Sperling.

Sigmar Polke, sous les pavés, la terre, Fondation Vincent Van Gogh, Arles, jusqu’au 26 octobre, fondation-vincentvangogh-arles.com