La foire Art Basel vient d’annoncer son implantation au Qatar. Une initiative qui interpelle sur la métamorphose des objectifs réels de ces puissants outils culturels.
D’où viendra l’argent frais pour l’acquisition des œuvres d’art dans un futur proche ? Cette question est sur toutes les lèvres des acteurs du marché de l’art étant donné le ralentissement général du secteur dû à l’incertitude économique mondiale. En témoigne la frilosité des grandes ventes aux enchères du mois de mai à New York, qui sont traditionnellement le baromètre du secteur. Une belle tête en bronze de Giacometti, pourtant considérée comme une valeur sûre, n’a pas trouvé preneur chez Sotheby’s tandis que le résultat global des ventes des trois maisons phares – Sotheby’s, Christie’s et Phillips – n’a atteint que 837 millions de dollars, en baisse significative par rapport aux 1,4 milliards de dollars atteint lors de la même semaine l’an dernier. Les œuvres les plus chères n’attirent plus, quant aux artistes émergents qui avaient explosé ces trois dernières années, ils ont presque tous disparu… Seules les toiles d’artistes femmes très établies redonnent un peu le sourire aux enchérisseurs : la toile Miss January (1997) de l’artiste sud-africaine Marlène Dumas vient d’être adjugée chez Christie’s 13,6 millions de dollars, devenant l’œuvre la plus chère vendue aux enchères pour une artiste femme. Un record pour une œuvre représentant un portrait de femme en pied, à demi-nue, dévoilant la longueur des jambes et la toison intime, dont on se demande bien si elle pourrait avoir le droit de citer sur l’un des stands de la future foire Art Basel Qatar qui aura lieu en février 2026 à Doha… L’annonce a surpris, voire fortement troublé les esprits, dans le contexte actuel. « Le Qatar a constitué des collections d’art de renommée mondiale, développé un nombre croissant de musées et d’expositions renommés, fondé des festivals de design et de photographie et créé des incubateurs pour les industries du cinéma, de la mode et du design. Parmi les initiatives en cours figurent la création du futur Art Mill Museum, le développement du futur Lusail Museum », indique le communiqué de presse, ajoutant la construction d’un pavillon national permanent flambant neuf sur le site historique des Giardini pour la Biennale de Venise confié à l’architecte d’origine libanaise Lina Ghotmeh. Rappelons qu’il s’agit d’un geste fort puisque le dernier pavillon à avoir été construit est celui de la Corée du Sud en 1996 ! Mais contre 50 millions de dollars alloués à la Sérénissime par le pays des pêcheurs de perles, que ne ferait-on pas…
Le soft power du Golfe bat donc son plein. Si Dubaï, Abu Dhabi et l’Arabie Saoudite ont déjà leurs foires d’art contemporain, il manquait au Qatar de pouvoir rivaliser en termes de marché de l’art dans cette aire géographique hautement stratégique sur les plans économiques et géopolitiques. Cependant, ces dernières restent des foires locales, très peu impactantes en termes de ventes mais utiles pour l’image sur la scène internationale. « Le marché de l’art à Dubaï ? Un fantasme ! Il n’y a pas de réel vivier de collectionneurs », me confirmait récemment un marchand rompu à l’exercice. Le Qatar vient donc de décrocher le gros lot, la puissance de frappe d’Art Basel n’étant plus à démontrer. Rappelons également que le pays a entériné en avril dernier 6 accords-cadres avec des institutions culturelles françaises tels le musée d’Orsay ou la Bibliothèque nationale de France afin d’engager des prêts d’œuvres. « La foire sera lancée comme une vitrine soigneusement organisée, mettant en vedette un groupe sélectionné de galeries et d’artistes de premier plan, conçue pour répondre au marché actuel tout en posant les bases de sa croissance », poursuit le communiqué de presse. Une cinquantaine de galeries seront triées sur le volet pour dessiner une foire « curatée ». Et s’il s’agit d’une ouverture (Art Basel est déjà implantée à Bâle, Miami, Hong Kong et Paris) afin de cibler des collectionneurs nouveaux, c’est une opération qui arrive à point nommé alors que le dernier rapport d’Art Basel et d’UBS Art Market vient de révéler que les ventes mondiales d’art ont chuté de 12 % en 2024 (le Moyen-Orient représentant moins de 1 % du chiffre d’affaires total). D’autant que le partenariat tripartite n’est pas anodin. Signé entre MCH Group, la société mère d’Art Basel, QC +, la branche commerciale de Qatar Museums, et Qatar Sports Investments, notamment actionnaire principal du Paris Saint-Germain, on n’en connaît pas les accords financiers mais on se doute qu’ils doivent être conséquents. Il est urgent de rééquilibrer un marché qui faiblit, de retrouver du souffle…
Mais l’art dans tout ça ? Est-il toujours le vrai sujet ? Il y a à peine deux ans, on criait à la saturation des foires au bilan carbone ahurissant ! Il y a trois ans, on criait haro sur le Qatar et ses droits humains déplorables, galeristes et artistes en tête de pont. Quid des nombreux offusqués par les abus généralisés à l’égard des travailleurs migrants (qui représentent 91 % de la population qatari) ? Sans parler des droits des femmes et des personnes homosexuelles ? Le monde l’art, si prompt à être vertueux, ici, ne dit mot… Car le sujet n’est plus l’essence de l’art. Il existe évidemment toujours des contradictions et des compromissions, dans tout deal, et on peut aussi penser que cette ouverture est salutaire. Il est en effet nécessaire que l’art contemporain s’épanouisse et que les cultures, par son biais, dialoguent et s’émancipent. Cependant, lorsque les paradoxes deviennent grotesques, n’est-il pas aussi permis de s’interroger ? Comment concilier la liberté de l’art avec un régime dont on sait qu’il soutient les Frères musulmans ? Comment concilier la liberté de l’art avec la charia ? Que va-t-on nous montrer sur cette foire ? Sera-t-elle un îlot ex nihilo en plein cœur de Doha, réservé aux ultra-riches collectionneurs ? Ou n’y verra-t-on que de l’abstraction et de l’art décoratif ? Il semble que la notion originelle de foire d’art, qui voulait montrer au plus grand nombre la diversité de la création artistique, ait bel et bien disparu. Une foire d’art tend à devenir, ici, une grande convention privée mue par des intérêts financiers, hors-sol par rapport à la liberté d’expression artistique. De manière plus générale, n’assiste-t-on pas à une mutation de la nature même de ce qu’est une foire d’art contemporain ?