La grande romancière norvégienne Vigdis Hjorth ausculte la rupture entre une mère et sa fille. Cruel et radical.

« Quelquefois, ce qui n’advient pas est l’événement le plus important de la journée. J’ai appelé Mère, elle n’a pas décroché. » De retour dans sa ville natale trente ans après avoir rompu avec les siens, Johanna téléphone à sa mère. Cette dernière ne répond pas. Comment expliquer qu’une femme rejette radicalement son enfant, ne veuille plus rien savoir d’elle ? Cette question qu’elle avait réussi à occulter en partant au loin va se faire pour Johanna de plus en plus dévorante. Elle ressasse les origines de cet éloignement : elle a abandonné un premier mariage conventionnel et la carrière que ses parents rêvaient pour elle pour suivre l’homme qu’elle aimait et devenir peintre, une carrière qu’elle a menée avec succès. L’un de ses tableaux a été vu comme une forme de reproche crypté par sa famille. Johanna n’est pas allée à l’enterrement de son père. Elle a également été rejetée par sa sœur (qui, pense-t-elle, jette de l’huile sur le feu). Mais tout de même, elle comprend d’autant moins qu’une mère puisse à ce point s’accommoder de l’absence qu’elle-même a un fils. « Que des enfants renient leurs parents est compréhensible, que des parents renient leurs enfants, et de manière si intraitable, est rare. »

Johanna se met à épier sa mère, en attendant le moment, peut-être de trouver le courage d’une confrontation. L’étouffante spirale de l’obsession est enclenchée. Le roman épouse ses réflexions, fragmentaires, inquiètes. « Je me suis toujours sentie seule au monde. C’est mon sentiment primaire. » Elle raconte ce deuil insidieux entre tous : avoir perdu des vivants qui ne veulent plus rien à voir à faire avec elle. « Chaque fois que je voulais être heureuse, il me fallait oublier mère et père. Demander à mon cœur de se calmer sous mes côtes, ne te démène pas comme ça, cœur ! » Mais jusqu’à quel point ne réinvente-t-elle pas sa mère ? Pour donner voix aux angoisses de son héroïne, la romancière entrelace le prosaïque et le métaphysique, à l’image de la peinture, toujours tissée à la fois de matière et d’absolu. Elle s’interroge au passage sur le poids qui pèse sur les mères. « La mère de la réalité, l’expérience de la véritable mère est étroitement liée au mythe de la mère, pauvre mère, pauvres mères et moi-même qui portons la croix du mythe. » Mais aussi sur leur écrasante responsabilité. « Si on savait, si on comprenait étant jeune à quel point l’enfance est déterminante, personne n’oserait avoir des enfants. » Vigdis Hjortha elle-même vécu des démêlés avec les siens, suite à l’un de ses romans perçu par eux comme une accusation à clef. Mais c’est toute la relation entre le réel et la création qu’elle questionne au miroir de la vocation de Joanna. Pour son héroïne, le seul foyer, celui qui ne trahit pas, est l’atelier. De l’art comme refuge, et unique manière de donner sens au kaléidoscope tourmenté des émotions humaines.

Mère est-elle morte, Vigdis Hjorth, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Actes Sud, 374 p., 23,50€

Photo auteur : (c) Agnete Brun