Philippe Sollers vient de s’éteindre à l’âge de 86 ans. Il était l’un des écrivains français les plus doués de sa génération, un personnage iconoclaste de la vie littéraire, et un passeur hors pair. Voici un texte d’hommage.

Viens de mourir, à 86 ans, un écrivain considérable (mot qu’il utilisait beaucoup), solaire, excessif, histrion, ironique, insaisissable, jovial, fanfaron, à l’intelligence supérieure : Philippe Sollers.

Il avait ce sens du rythme, détectable au premier coup d’œil quand on le lisait. Frénétique et fou comme il le fut, dans Paradis en 1981 (absence de ponctuation, style comme une traînée de poudre, joycien en diable), marquant l’acmé de sa première période déconstructiviste d’avant-garde ; plus indolent, plus flânant, plus Mozart pour les romans allant de Portrait du joueur (1984) à son dernier, Graal (2022).

À Transfuge, nous l’avons pour quasiment chacun de ses livres, soutenu, interviewé, portraituré, et mis en couverture en 2010 : comme une ligne éditoriale qui nous convenait à merveille. Il faut dire qu’il avait tout pour nous charmer : A ses côtés, Stendhal et Casanova chassaient le bonheur, alors que la masse des romans contemporains pleurait comme des pleureuses, déploraient à tous crins. « Le bonheur est possible, je répète, le bonheur est possible », écrivait-il dans son roman Agent secret (2021). L’indignation petite-bourgeoise n’était pas son truc : notre époque lui déplaisait de plus en plus. Le néo-féminisme n’était pas son truc. Comment ne pas être d’accord avec lui ?

Il était l’éclaircie, titre d’un de ses romans, il tranchait dans le vif. Non qu’il trouvât que le monde tournait bien, il n’eut de cesse de voir avec Guy Debord ou Heidegger la chute spectaculaire et technique de notre civilisation (Qui lit encore ? Répétait-il en boucle, l’œil rieur quoique navré). Mais comme Breton qu’il appréciait beaucoup, il y avait chez lui la poésie et l’amour comme antidote. L’amour : il était un écrivain à personnages de femmes. Pas un roman, surtout dans la deuxième partie de son œuvre, sans une femme désirable, belle, aimante, intelligente, qu’un narrateur révère. À Venise, souvent, des scènes de sexe, des scènes sensuelles, et des éloges de l’amour et des lettres. Il semblerait à le lire, qu’il fut un temps où les rapports entre les femmes et les hommes se déroulaient convenablement ; et même d’une manière sublime. On essaie de nous faire croire hélas le contraire : il faut lire Sollers.

Il y a Stendhal et Casanova, pour l’allégresse, le ravissement, le plaisir simple de la chair. Mais il y a aussi les impossibles : Sade et Bataille. Les fous à lier, ceux qui poussent le bouchon trop loin, ceux que la société interdise, ceux qui firent l’expérience des limites : torture sexuelle, mysticisme entaché, inceste, viol, tout y passe : Sollers exulte. La littérature est aussi à ses yeux de ce côté-là : immorale, sale, répugnante et belle. Dépasser le cadre du réalisme et des convenances : tel fut son credo. D’où tant de malentendus lors de ses interventions médiatiques (il faut revoir à ce titre des interviews sur France inter, où l’incompréhension des journalistes, faute de lectures, est patente, et les empêche de comprendre la logique de Sollers). Quand il parle, son point de départ et d’arrivée est toujours la littérature, c’est-à-dire ce lieu où la morale et encore moins la moraline, n’ont pas lieu d’être. Comment ces journalistes en pleine vague Metoo, peuvent-ils saisir ce que dit Sollers quand il raconte que dans sa jeunesse, « une ambiance incestueuse » existait dans sa famille ; et de conclure, que c’était formidable ! (sous-entendu pour son œuvre, sous-entendu pour son acuité à mieux cerner la psyché humaine) : la société n’a jamais aimé la littérature, à ses yeux, elle prend trop de liberté.

Politiquement, Sollers suit une trajectoire clairement définie de la gauche vers la droite, même s’il aimait, stratège idolâtre de Sun Tzu, ironiste de talent, joueur malicieux, enfantin, brouillait les pistes. Sa période marxiste commence dans le courant des années soixante, comme le prouve la mythique revue qu’il dirige de main de maître, Tel Quel, créée avec Jean-Hedern Allier en 1960 et dont le dernier numéro paraîtra en 1982. (On y croisait toute la fine fleur intellectuelle, Foucault, Derrida, Guyotat, Lacan, Barthes, rien de moins) Marxiste pour au moins deux raisons : s’affranchir de sa propre bourgeoisie (il vient de Talence, près de Bordeaux, où son père dirigeait une grande entreprise), et faire un bras d’honneur à un milieu littéraire plus bourgeois encore qu’aujourd’hui. L’irrécupérabilité fut bien un objectif chez lui, une joie de Sollers de ces années-là. Tant et si bien qu’après s’être rapproché du PCF (sans jamais prendre sa carte) notamment au moment de mai 1968 où Sollers n’était pas du côté des étudiants, à rebours de Sartre, il finit maoïste, et ce jusqu’à la mort du grand Timonier en 1976, malgré Les habits neufs du président Mao de Simon Leys paru en 1971 où il dénonçait la Révolution culturelle maoïste et malgré le livre témoignage de Jean Pascalini, Prisonnier de Mao, (1974) qui racontait l’enfer d’un camp de travail où il fut détenu. Il aimait raconter ensuite qu’il était sensible à la civilisation chinoise, aux poèmes de Mao, et à une photo qui l’avait charmé où l’on voyait Mao se baignait, viril et beau, dans le Yangtsé. Sollers n’était pas un homme sérieux : là furent sa limite, mais aussi son charme. Sa désinvolture politique l’amena dès le début des années quatre-vingt dans un club très influent à cette époque, Le ciel, dirigé par l’ennemi juré de Sartre et toutes les gauches intellectuelles, Raymond Aron. Un club politique atlantiste et libéral. C’est un volte face ahurissant. Il y resta très longtemps, même quand celui-ci fut financé par Jacques Chirac et le RPR ! Au même moment, il découvrait la droite néo-hussarde, Eric Neuhoff, Denis Tiliniac, Patrick Besson et quelques autres, auxquels il accordait un numéro spécial dans sa nouvelle revue d’alors, L’infini. Logiquement, en 1995, dans l’Express, il appela à voter Balladur. Mais plus tard il expliqua que c’était du second degré. Sollers est un farceur !

Mais au fond, tout ceci a peu d’importance, à ses yeux comme aux nôtres. Seule la littérature compte. Et lire et relire, et relire encore ses recueils de textes sur les classiques, La guerre du goût (1994), Eloge de l’infini (2001), Discours parfait (2010), Fugues (2012), est et restera un immense plaisir, un devoir même, pour entrer de plain-pied, léger et offensif, dans l’histoire littéraire. On ne mesure pas encore bien l’influence considérable qu’il a eue sur plusieurs générations d’écrivains français, par ses textes et ses lectures.

Son héritage ? Il est net : dès que la bêtise pointe son nez, et dieu sait qu’elle prolifère plus que jamais aujourd’hui, nous penserons à Sollers : élever le niveau, revenir à la littérature, toujours et encore, contre la moraline ambiante, et tout cela, naturellement, dans un éclat de rire. Je répète : dans un éclat de rire.