L’abstraction se porte bien – et même très bien, à en juger par cette exposition collective chez Jean Fournier, aussi délectable que variée.

Il est permis d’être soi-même non pas abstrait, mais abstracteur, à propos d’une exposition dont la donnée initiale est une très belle Shirley Jaffe de 1980 (volute, arceaux, ressort, triangle, pris dans l’épaisseur de tons substantiels, solides et appliqués sans roideur de main, dispensés avec une libéralité impétueuse). À propos d’une exposition dont les corollaires s’enchaînent non comme la suite des théorèmes d’une école doctrinale mais comme l’arabesque heureuse, diverse et entrelacée, un rien fantasque, d’une école buissonnière, ni insouciante de la pratique, ni insultante aux leçons apprises. Cette fausse école réunirait en son sein, d’Al Martin à Olivier Gourvil, de Vincent Herlemont à Alexis Nivelle (avec le précédent, co-commissaire de l’exposition), de Marielle Paul à Élodie Boutry, un échantillon de ceux qui, aujourd’hui toujours, communiquent de l’œil au bois, à la toile, au verre, au papier, le courant toujours vif de l’abstraction. Un courant qu’ils communiquent également au spectateur, lequel, donc, devant ces œuvres, se sent autorisé à donner son congé à l’exégèse historique, à émonder la matière biographique, à confier dates, carrières, intentions, à de plus capables que lui. Pour constater qu’ainsi logées à la même enseigne chez Jean Fournier, sans pour autant renoncer à leur physionomie propre, les œuvres de l’exposition, comme si elles obéissaient au principe ordonnateur d’une composition bien réglée, se concentrent, passent, dans ce qui serait plutôt une abstraction de la pensée que de l’art, du multiple à l’unité. Mais je suis bien abstrait – disons seulement qu’à consulter successivement toutes ces œuvres, une impression d’ensemble se forme ; que celle-ci affecte, comme dans le compartiment de gauche du tableau d’Alexis Nivelle, la forme d’une pièce ; qui est moins un salon qu’une chambre. Cette « sorte de chambre obscure », demande l’exégète-historien soudain tiré de son sommeil, où, selon Eugène Fromentin, habitait l’esprit de Rembrandt, qu’habitent peut-être tous les peintres et artistes, cet observatoire d’où ils perçoivent et traduisent le monde ? Peut-être, mais rendors-toi, exégète, tu as quartier libre, t’a-t-on dit…

Voici chez Olivier Aubry un pan de beau bleu tout accidenté par on ne sait quelle usure, et comme graffité ; voici chez Marine Bouilloud, palpitante, vasarelyenne dans ses effets, une lumineuse mosaïque savamment active sur l’œil grâce à ses discontinuités de trait. Ici donc un mur devant lequel rêver, là donc un sol dans lequel s’absorber les jours où l’on détourne les regards de l’étrange croisée de Vincent Herlemont – « étrange » car cette composition en vitrail, si elle laisse bien entrer un bleu de ciel, semble aussi laisser des flocons blancs tomber de notre côté… C’est que notre chambre-galerie se dilate aux dimensions de l’infini, comme les formes cellulaires d’Al Martin qui semblent ne cesser de s’anneler. Comme la chambre de l’enfance, que rappellent les formes de Marielle Paul. 

Exposition Abstraction-Mutations, galerie Jean Fournier. Jusqu’au 11 mars. www.galerie-jeanfournier.com