Catherine Millet signe un des grands livres de la rentrée, Commencements. Récit autobiographique qui retrace son entrée dans les années 1960 dans la vie adulte et le début du monde de l’art contemporain. Brillant.

Extraits.

Retrouvez l’intégralité de notre interview dans notre numéro de septembre.

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Savez-vous pourquoi, vous qui avez l’esprit d’analyse, vous écrivez, période par période ? Pourquoi fait-on un tel geste ?

Je publie effectivement mon quatrième livre autobio- graphique mais les quatre récits ont des points de départ différents. Le deuxième, Jours de souffrance, raconte « l’acci- dent » qui m’a conduite à écrire le premier, La vie sexuelle de Catherine M, à savoir une profonde crise de jalousie. Toutefois, La vie sexuelle était un livre très hédoniste, et devant son succès, j’ai voulu dire aux lecteurs que la sexualité avait aussi sa part d’ombre. Que cette fille qui baisait avec tout le monde avait connu une crise de jalou- sie terrible. Le livre sur mon enfance, Une Enfance de rêve, résulte plutôt d’une envie de témoigner d’une époque, celle de mes parents, l’après-guerre, et aussi de rechercher les souvenirs les plus enfouis. Quant au dernier livre, Commencements, il raconte la période où je commence à entrer dans la vie professionnelle, ce qui correspond aux débuts de ce qu’on appelle l’art contemporain, la fin des années soixante, le début des années 1970. Relater l’entre- croisement des deux relevait du défi, mais c’était amusant d’essayer de comprendre comment la jeune femme sans bagage que j’étais s’était glissée dans une époque où les artistes eux-mêmes réinventaient leur pratique.

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Il y a une approche froide, sèche de votre passé. Pas une trace de mélancolie ou de nostalgie chez vous.

Je ne pense pas être mélancolique, mais je peux être nostalgique d’un monde de l’art où les rapports me parais- saient plus directs, plus frontaux, plus faciles. Le poids du marché se faisait moins sentir. Les artistes vendaient, ne vendaient pas, ce n’était pas le plus important. Ils étaient moins obsédés par l’idée de faire une carrière. Ce qui les rendaient d’une certaine façon plus libres. Et ça n’a pas empêché certains, d’ailleurs, de faire ensuite de belles carrières. Combien d’artistes d’avant-garde sont aujourd’hui des classiques !
D’ailleurs, si je n’étais que critique d’art et directrice d’artpress, je souffrirais plus de ce qu’est devenu le milieu de l’art. Heureusement j’ai mes livres, j’ai des amis écri- vains, qui me sortent de ce milieu où la financiarisation du marché de l’art, même si on essaie d’y résister, est devenu si contraignante.

Le temps qui passe ne vous effraie pas du tout ?

Non. J’ai mis en place un système très au point, qui est de continuer à vivre avec moi-même beaucoup plus jeune, en faisant revivre ces périodes de mon passé ! C’est une sorte de compensation. Et puis ce qui m’aide aussi, c’est que je me dis que je n’ai pas trop de regrets, ce que j’ai voulu faire et ce que j’ai pu faire, je l’ai fait. Quant à mon vieillissement, j’ai eu comme tout le monde le sait une vie sexuelle assez riche, pas de regret non plus de ce côté là. Enfin, le fait d’écrire sur mes plus jeunes années, entretient aussi les autres dans l’illusion de ma jeunesse. Quand j’ai écrit La vie sexuelle, j’avais cinquante ans, et j’ai reçu des centaines de lettres d’hommes qui me faisaient des propositions. J’en reçois même encore maintenant !

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Pour revenir au livre, il y a encore du Proust chez vous, peut être moins que pour le précédent livre, sur certaines phrases, sinueuses, décrivant le travail de mémoire :

Oui ce livre est aussi sur la mémoire, ce qu’elle enregistre et ce qu’elle n’enregistre pas… Je m’interroge : comment fonctionne-t-elle. J’ai intégré ces questions à mon récit. J’ai beaucoup lu Proust, mais je le lis moins ces dernières années. Mais il m’a structuré, bien sûr. On m’a parfois reproché de faire des phrases trop longues. Ce sera moins le cas cette fois. Il y a quelque chose de délibéré dans la technique littéraire de ce livre. Je voulais, comme pour un accrochage dans une exposition, des ruptures de rythme. D’où des phrases longues mais qui s’inscrivent entre des phrases plus classiques et courtes. Pour maintenir l’attention du lecteur.

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Votre livre marque la sortie de l’enfance vers l’âge adulte, dans « une bulle de rêve »… C’est-à-dire ?

J’avais la nécessité de transporter la bulle de rêve dans laquelle je vivais enfant et adolescente et qui me protégeait, parce que j’avais beaucoup souffert chez mes parents. Je rêvais ma vie d’adulte dans un monde qui ressemblait à celui décrit dans les romans de Françoise Sagan. Et dans le monde réel qui me faisait peur, le petit monde de l’art a été une continuation de cette bulle de rêve. La bulle englobait Saint-Germain, SoHo, Milan et Venise. J’y rencontrais des gens qui formaient une famille qui me rassurait. Je gagnais maigrement ma vie mais ce n’était pas grave. Je vivais, il faut bien le dire, comme une som- nambule. J’avais la chance que Daniel (Templon) dont je partageais la vie et qui venait de créer sa galerie, s’occupait des choses pratiques. Je ne suis sortie de ma bulle qu’avec la création d’artpress en 1972, là, on n’a plus le choix, il faut se battre avec le réel ! J’ai vécu comme dans un rêve mais j’étais mal dans ma peau. Je pleurais beaucoup m’a rappelé Daniel. Et peu après la période dont je traite, fin 1973, j’ai entâmé une psychanalyse. Quand vous parlez de l’entrée dans l’âge adulte, c’est vrai et faux. J’espère qu’on voit bien dans le livre que je transporte à vingt ans encore beaucoup de mon enfance, de mes utopies d’enfance.

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Commencements, Catherine Millet, Flammarion, 250p., 20 e