Et si Émile Ajar, suicidé en même temps que Romain Gary, avait eu un fils ? C’est le présupposé  d’Il n’y a pas de Ajarde Delphine Horvilleur. Ce monologue, enlevé et subversif, est aussi sa première pièce de théâtre. Rencontre avec une rabbine qui ne craint pas de nous bousculer dans nos certitudes. 

Pourquoi avoir doté Émile Ajar d’un fils, qui s’appelle Abraham ?
Ce personnage dit être le fils d’Émile Ajar, donc d’une invention littéraire. La question que je souhaitais poser à travers lui, c’est de savoir si nous sommes plutôt les enfants de nos parents ou des livres qu’on a lus. Je pense que c’est les deux. Par ailleurs, ce prénom m’importait, et là c’est le rabbin qui parle. Abraham, père des trois religions monothéistes, a énormément à nous apprendre sur la construction identitaire. On croit connaître son histoire mais quand on relit La Bible, on s’aperçoit qu’Abraham se construit en partant de chez lui. Je voulais raconter son histoire de façon philosophique et humoristique. Dans un temps d’obsession identitaire où tant de gens sont persuadés qu’il faut rester bien confortablement chez soi, dans son ethnie, ses croyances, son origine, etc., il raconte l’histoire opposée ! Cela nous invite à repenser nos mensonges identitaires. 

L’action se situe dans la cave. Est-ce un écho de celle de Mama Rosa qu’elle nomme son « trou juif », dans La vie devant soi ? 
Comme beaucoup, j’ai découvert Romain Gary à travers La vie devant soi, et l’histoire de Momo, cet enfant arabe de Belleville, élevé par cette vieille femme juive, qu’il accompagnera jusque dans sa cave, jusque dans la mort. Cette cave est une métaphore extrêmement puissante du rapport à nos origines et à notre inconscient. Et une façon d’aborder l’antisémitisme et la haine des juifs. Très souvent, c’est quand un individu devient obsédé par la quête des origines et de « l’authenticité », qui tournent à l’obsession, que le discours antisémite se développe en lui. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter ce livre sur scène ? 
J’ai beaucoup réfléchi à l’interprétation. Le cœur de mon métier de rabbin, c’est d’interpréter et j’aime l’idée que ce verbe ait plusieurs sens. Ce qui se passe au théâtre, c’est précisément une interprétation. C’est un exercice assez semblable au mien en tant que rabbin, en tant que lectrice des textes sacrés. La question, c’est comment un texte va résonner pour vous. Ce qu’il peut dire est toujours plus grand que ce qu’il veut dire. L’intention de l’auteur est toujours plus petite que là où le texte sera emmené par la personne qui le dira. C’est ce qui m’intéressait dans cet exercice théâtral. 

Pourquoi faire interpréter ce fils par une femme ? 
Je n’y avais pas pensé tout de suite. Et il m’est apparu comme évident, puisque ce texte suggère que nous sommes en transformation permanente et que nos identités sont floues, de pousser ce raisonnement jusqu’à le faire jouer par une femme, qui va jusqu’à raconter sa circoncision ! Par ailleurs, a surgi ces derniers temps fortement cette question un peu folle de l’appropriation culturelle. Faut-il être lesbienne pour parler des lesbiennes ? Juif pour parler des juifs ? Je trouvais intéressant de suggérer qu’à l’origine de la création, il était possible, voire nécessaire de se glisser dans la peau d’un autre. 

« L’origine vous rattrape toujours à la fin », affirme Abraham. Comment  y échapper ? 
Je crois qu’il faut faire comme Romain Gary, avoir à cœur de sur-vivre dans tous les sens du terme. Romain Gary a été aviateur, ambassadeur, écrivain, résistant, etc. On devrait tous avoir à cœur de faire que nos vies soient plus grandes que la vie. 

Il n’y a pas de Ajar de Delphine Horvilleur, interprété par Johanna Nizard. Mis en scène par Arnaud Aldigé et Johanna Nizard. Plateaux Sauvages, du 19 au 24 septembre, Théâtre de Suresnes, le 8 novembre, Théâtre de Sens le 18 novembre, Théâtre Romain Rolland de Villejuif, du 29 novembre au 3 décembre, Théâtre du Rond-Point, du 13 au 23 décembre.

Il n’y a pas de Ajar, Delphine Horvilleur, éditions Grasset, 96p., 12€