La Vie Clandestine ou la poursuite des fantômes d’Action Directe, et de l’enfance. Monica Sabolo signe un roman mêlant sa propre histoire et de sombres années françaises. Fin et très maîtrisé.

Avancer masqué, l’antienne de Machiavel pourrait être placé en exergue de La vie clandestine. Monica Sabolo nous mène parmi des personnages qui ont choisi de vivre dans l’ombre de la dissimulation. Pour des raisons qu’ils croient justes, au nom de vices qu’ils savent indéfendables, ou pour tenir à distance un passé insupportable. Tout est bon dans ce livre pour s’échapper de soi, au risque de se perdre. Car « la vie clandestine » a un prix, et c’est bien là ce que traduit avec force ce roman. Ainsi, la narratrice, première figure de cette galerie de personnages. Elle est en mal d’écriture, ne trouve pas de sujet, vit dans un appartement qui tombe en ruines. L’écriture de Sabolo, d’une légèreté tendre-amère, fait vivre la demie-existence de cette femme, son désoeuvrement. Un matin, par hasard, elle trouve un sujet d’écriture : Action Directe. Ces deux mots nous renvoient à une France lointaine, grisailleuse entre Giscard et Mitterrand, que l’on croyait avoir oublié. Sabolo y plonge avec la ferveur, et la candeur, de ceux qui veulent ressusciter une époque. L’assassinat de George Besse par Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon, la violence de l’attentat terroriste, les visages ingénus de ces deux femmes, reviennent aux lecteurs au fil des pages. Nous suivons Sabolo grâce à sa maîtrise romanesque, et convoquons nos souvenirs de ces figures du terrorisme d’extrême gauche. Mais une question demeure, pourquoi Sabolo écrit-elle sur ce sujet ? Qu’y trouve-t-elle d’assez viscérale pour vouloir en faire littérature ? Sabolo offre de multiples réponses à cette question première tout en y répondant jamais vraiment. Mais elle organise un habile jeu de miroirs entre sa vie, et l’aventure d’Action Directe : « Ma maison ressemble au monde à la fin des années soixante-dix. Un lieu froid où se promène un être qui a enterré ses rêves, incapable d’envisager un avenir, et qui ne sait plus très bien ce qu’il fait, ou ne fait pas. ». Une trame psychologique se tend entre les vies des terroristes d’Action Directe et celle de l’écrivain. Le miroir se rapproche ou s’éloigne : ainsi de l’adolescence rock au lycée Balzac de Joëlle et Nathalie face à la sage jeunesse de Monica Sabolo dans la bourgeoisie de Genève. Ainsi du meurtre irrésolu de Gabriel Chahine, intermédiaire entre la police et les terroristes, et l’histoire de la mère de l’écrivain, tombée enceinte d’un premier homme qui la quitte, puis retournant à Milan chez ses parents, avant d’épouser quelqu’un d’autre, qui deviendra le père officiel de Monica Sabolo. En nommant ce père, nous avançons vers le cœur du roman. Car l’écrivain va quitter son salon et partir à la rencontre des survivants d’Action Directe : ces rencontres, les plus riches pages du livre, ébranlent ses certitudes. Car ces anciens, s’ils n’éprouvent aucun regret, lui racontent la nature de cette clandestinité qu’ils ont choisie. La rencontre avec Claude Halfen s’avère un sommet du livre : l’homme la reçoit, se raconte, et lui confie notamment qu’il ne s’est jamais senti aussi libre qu’en prison. Sabolo est ainsi plus juste lorsqu’elle quitte le lyrisme, pour observer les personnages qui l’entourent. Il y a du Modiano dans cette manière de se laisser porter par les voix de ceux qui l’entourent. Ces anciens terroristes que l’écrivain peine à comprendre, mais jamais à rendre, la renvoient au mystère central de son existence, qu’elle semble avoir longtemps fui : le double-visage de son père, Yves S., personnage insondable jusqu’au bout, à l’hôpital, alors qu’il ne peut plus parler. La quête intime trouvera dans ce dernier face-à-face entre le père et la fille son point d’orgue, et sans doute d’apaisement. Comme les silences de Nathalie Ménigon, qui viennent clore ce roman flottant à la surface des époques, des êtres, et de tout questionnement.

La vie clandestine, Monica Sabolo, Gallimard, 318p., 21€