L’essor de Montpellier comme capitale culturelle est indissociable du nom de Jean-Paul Montanari, fondateur de Montpellier Danse, qui célèbre aujourd’hui sa 42ème année d’existence. Comment raisonne le « Monsieur danse » français le plus connu dans le monde ? 

Jean-Paul Montanari, vous présentez la 42ème édition du festival Montpellier Danse, la 40ème sous votre direction. Comment se définit aujourd’hui l’esprit Montpellier Danse ? 

Je suis attaché à une écriture chorégraphique qui vient de Cunningham et avant. J’ai envie de défendre cette lignée qui vient de la modernité américaine et française, et je continuerai de le faire alors qu’il me semble que chez une nouvelle génération de chorégraphes, le lien avec l’histoire de l’art devient moins important que le discours sur la situation des femmes ou l’écologie. Mais il y a toujours des périodes. Par exemple, au début de Montpellier Danse, on trouvait tous les ans un ballet national, de Côte d’Ivoire, de Guinée etc. C’était assez folklorique et tout ça a disparu. 

Vous ouvrez cette édition avec la nouvelle création de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizgen et vous présentez plusieurs pièces de Nacera Belaza qui travaille subtilement sur le lien entre l’Occident et son Algérie natale. En plus, vous êtes un grand défenseur de la danse israélienne en France. D’où vient ce lien particulier avec le Maghreb et la Méditerranée, cet espace civilisationnel qui communique autant qu’il est divisé ? 

Il y là a comme une métaphore de ma propre vie. Je suis né en Algérie et toute mon enfance est algérienne, jusqu’à quatorze ans et demi. Je suis arrivé à Lyon en 1962 et je ne sais même pas ce qui m’a amené dix-huit ans plus tard au bord de la Méditerranée, mis à part mon lien avec Dominique Bagouet, chorégraphe pionnier de la nouvelle danse française et fondateur de Montpellier Danse. Et pourtant, avec Montpellier Danse se développant, j’ai trouvé tout à fait naturel que cette ville devienne une sorte de phare chorégraphique, au bord de la Méditerranée. En 1992, j’ai fait une édition complète sur la région et à plusieurs reprises, la programmation a parcouru ces pays : l’Espagne, la Grèce où aujourd’hui il y a plein de chorégraphes – et tant mieux, la Turquie, et tant d’autres et bien sûr le Maghreb, avec une attention particulière pour le Maroc. Et Israël évidemment, ce bout d’Occident planté en Orient. J’éprouve une vraie jubilation à inviter les compagnies israéliennes, tout à fait exceptionnelles. Il n’y a qu’à voir la qualité des danseurs ! La Batsheva est donc présente cette année, après qu’on ait été obligé d’annuler leur venue l’année dernière, en raison de la pandémie. La présence de Naharin est fondamentale. Lui et Anne Teresa De Keersmaeker, qui présente sa nouvelle création Mystery Sonatas, sont les deux grands piliers vivants de la danse contemporaine occidentale.

Par la danse, vous avez fait se croiser beaucoup de routes à Montpellier, et sur ces routes on trouve beaucoup d’exilés. C’est même un thème majeur de cette édition. 

Même si je ne me suis jamais senti exilé en France, si mon passeport, ma langue et ma culture sont français, je suis né de l’autre côté de la Méditerranée, ce qui, par exemple, crée avec Nacera Belaza une vraie complicité, puisqu’elle est née dans un petit village juste à côté de Medea, la petite ville de naissance de ma grand-mère maternelle. Aussi, on a des choses en commun, des couleurs du soleil, des bruits et autres souvenirs d’enfance. Donc ce genre d’artistes m’attirent spontanément. Pourtant je ne me rends compte de tout ça que maintenant, peut-être parce qu’on parle beaucoup d’exil et d’accueil, et ce pas seulement depuis l’invasion russe en Ukraine. Il y a dans le festival une rencontre avec des artistes afghans qui vivent dans le sud de la France et nos équipes sont en contact permanent avec un danseur ukrainien qui a étudié la danse à Montpellier et est rentré à Kiev. Sans oublier que nous présentons la nouvelle création de Hooman Sharifi, l’Iranien qui vit à Oslo. Il réunit autour de lui une grosse demi-douzaine d’artistes iraniens, en exil dans différentes villes européennes.

On verra aussi Les sept péchés capitaux, ce « ballet dansé » créé par Berthold Brecht et Kurt Weill en exil parisien, en 1933 au Théâtre des Champs-Elysées avec une chorégraphie de George Balanchine. Vous soulignez le trouble qu’on éprouve quand une œuvre si liée à une époque d’embrasement totalitaire ressurgit ainsi, 90 ans plus tard, alors que la guerre est de retour en Europe. Ce sera dans une mise en scène et chorégraphie du Suédois Pontus Lidberg, avec le Danish Dance Theatre et les chanteurs de l’Opéra Royal de Copenhague. 

En effet, c’est Balanchine qui a fait la chorégraphie, en 1933. Et en creusant le sujet, je m’aperçois que Brecht et Weill quittent l’Allemagne au 1er trimestre 1933 suite à l’élection de Hitler ! Ils arrivent à Paris et sous les influences de différents amis, ils montent ce show qui reste pour moi une énigme. Weill a très peu écrit dessus, c’était très fugace pour eux. Quelques semaines après la création ils sont partis aux Etats-Unis. Mais l’œuvre a régulièrement été reprise, d’abord par Béjart en 1961, également au Théâtre des Champs-Elysées, l’année de la fin de la guerre en Algérie ! Ensuite il y a eu les versions de Pina Bausch et Maguy Marin. Et maintenant, Pontus Lidberg. Et pendant qu’il travaille dessus, éclate la guerre en Ukraine… 

Avec Dominique Bagouet (1951-1992) et Raimund Hoghe (1949-2021), deux grands chorégraphes qui étaient très liés au festival, quoique de manières et à des époques différentes, sont présents de façon posthume. 

Nous rendons hommage à Dominique Bagouet, avec la re-création de Necesito, et à Raimund Hoghe qui avait créé à Montpellier Danse un hommage à Bagouet et qui a créé chez nous sa dernière pièce, Moments of Young People, avant de nous quitter l’année dernière. Ses anciens interprètes présentent un programme-hommage et nous allons inaugurer la place Raimund Hoghe, face au nouveau conservatoire de Montpellier. 

Vous réservez une place importante aux fantômes…

J’aime bien parler de la mort, c’est ainsi que je comprends pourquoi je suis vivant. De l’autre côté de la ligne, il y a la mort et pour moi, elle fait partie de la vie. Je suis assez asiatique de ce point de vue là. Beaucoup de gens ont peur de la mort, moi aussi sans doute, mais je préfère en parler. Comme ça j’ai l’impression de l’affronter. Je sais que c’est là, que ça va nous arriver. Et ça ne me déplaît pas.

42e festival Montpellier Danse. Du 17 juin au 3 juillet 2022. www.montpellierdanse.com