Rencontre avec Frank Madlener, directeur de l’Ircam, à la manœuvre de cette nouvelle édition du Festival ManiFeste où la musique croisera la science, l’art et l’utopie. Au centre, une nouvelle manière de penser le rapport du public à la musique contemporaine. 

L’un des évènements de ManiFeste sera la recréation du Polytope de Cluny de Xenakis dans votre nouvelle salle de l’Ircam, l’Espace de projection. Comment l’avez-vous pensé ? 

Ce Polytope est mythique : il a inauguré le Festival d’Automne en 1971 et a duré un an. Beaucoup de monde est venu le voir, de tous bords.  Nous l’avons reconstitué grâce à un mathématicien, Pierre Carré : l’idée de Xenakis était de placer des miroirs qui se reflètent les uns, les autres, sous formes de formes précises et ce, avec cette musique magistrale que Xenakis a écrit pour le Polytope. C’était extrêmement précis à reconstituer. Mais face à ce polytope abrasif, éruptif, il y aura un autre Polytope, aux antipodes, d’un collectif italien, « nu/thing », composé de différents compositeurs, beaucoup plus enveloppant, contrôlé, enfin, qui n’a rien à voir avec Xenakis. Mais l’idée est la même : transformer l’espace par la lumière et l’électronique. Et là se pose une question centrale : comment offre-t-on une œuvre et à qui ? L’idée qu’on a, avec la réouverture de notre espace de projection, qui n’est pas une salle de concerts, mais un espace atypique, c’est de s’ouvrir aux publics les plus lointains possibles. On fait tout un travail d’appel, notamment avec le pass Culture, pour sortir du cercle. Nous sommes finalement dans l’idée d’origine de Xenakis : amener les gens dans une expérience qui n’est pas un concert. Et cette idée d’un monde nouveau habité par des gens que l’on ne connaît pas, demeure d’une grande force. 

C’est une manière de répondre aux imbécillités qui ont pu être proférées contre la musique contemporaine, émanant même parfois de compositeurs, qui opposent l’expression directe et le code, l’ambition mathématique. Mais non, c’est le rapport entre les deux, entre ce qui code et ce qui s’exprime, entre le savant et le populaire, qui est la grande richesse. Et notre héritage de Xenakis.

Autre rêve de Xenakis, la rencontre de la science et de l’art. Une question au centre de ManiFeste, non ? 

Oui, la figure d’Alan Turing, père de l’informatique, figure tragique et géniale, sera au centre de notre nouveau cycle de rencontres. Nous nous fonderons sur sa question fondatrice : est-ce qu’une machine peut penser ? On va inviter des savants, des chercheurs, des artistes, et on fera des tests de Turing avec la salle, on va essayer de montrer ce qu’on peut faire avec l’intelligence artificielle. L’Ircam est bien placée pour cela, notamment par notre travail sur les voix, on en a fait une belle démonstration à la télévision récemment en recréant la voix de Dalida…Nous avons aussi conçu ces soirées pour témoigner d’une forme d’inquiétude face à la diminution de l’appétit et de l’esprit scientifiques dans le grand public. L’idée n’est pas de défendre le progressisme, mais le concept d’expérimentation, et le doute qui le fonde. C’est-à-dire le seul moyen de défaire l’opinion et l’idéologie.

L’intelligence artificielle sera aussi l’un des thèmes de la création d’Alexander Schubert, Anima…

Oui, la relation entre créativité et intelligence artificielle. Il a travaillé avec les chercheurs de l’Ircam, pour créer un théâtre multimédia, vif, dense, stimulant : il a imaginé un institut où les patients perdent leurs identités et se retrouvent entourés par leurs avatars. Il y a tout un jeu entre les instrumentistes et les machines, mettant en scène ce rapport à l’identité. Une autre artiste vient corroborer ce rapport entre IA et identité, c’est Judith Deschamps, qui est plasticienne. Elle est venue vers nous pour reconstituer la voix de Farinelli, le fameux castrat du XVIIIe siècle. Et elle a abordé un sujet magnifique pour la jeune génération : le rapport entre la technologie et la mélancolie. Son film s’appelle La Mue, et il aborde différentes formes de mues, autour de cette recréation de la voix du chanteur. 

ManiFeste, à l’Ircam, la Cité de la Musique et le Centre Pompidou, du 8 juin au 2 juillet. Plus d’infos sur manifeste.ircam.fr