Qui était Patrick Procktor ? Génie de la peinture ou dandy, ami ou rival de David Hockney ? Fabrice Gaignault, notre rédacteur en chef des pages Art, ressuscite cette figure oubliée du monde de l’art sur fond de sixties flamboyantes. 

Ils furent inséparables pendant dix ans avant de se perdre de vue progressivement sans que personne n’en connaisse vraiment la cause. Comme un nœud qui se desserre lentement puis se rompt pour toujours. David Hockney et Patrick Procktor connurent deux trajectoires radicalement opposées. Au premier, la gloire, au second, la chute. Pourtant, au milieu des années 1960, la coqueluche du milieu de l’art contemporain n’est pas celui qu’on croit. À la Redfern Gallery, on se presse pour voir les dernières peintures et aquarelles de Patrick Procktor dont on aime la subtile expressivité et la justesse du rendu psychologique. 

C’est lors d’une exposition à la galerie LoeveCo. en 2020, que Fabrice Gaignault découvre par hasard les œuvres de ce peintre dont il ignore tout, mis à part le fait que sa touche lui rappelle furieusement celle du monstre vivant de l’art contemporain, le célébrissime David Hockney. De cette vision intrigante, il débute une enquête sur les traces de l’énigmatique Patrick Procktor, partant à la rencontre de ceux qui l’ont bien connu – galeristes, intimes, amis artistes, biographes et même anciens voisins – afin de tenter de comprendre quels liens secrets pouvaient entretenir les deux hommes. Et se posant – nous posant – cette question palpitante : David Hockney serait-il devenu David Hockney sans Patrick Procktor ? D’emblée, on se dit que le propos est hardi, la thèse osée, d’autant que dès la préface, on apprend que les droits de reproduction des œuvres de Procktor et Hockney ont été refusés à la dernière minute pour l’édition du livre. Mystère incompréhensible qui ne fait qu’accroître notre curiosité. Mort en 2003, l’esprit du peintre maudit semble encore planer parmi les vivants, au point d’en déranger apparemment certains… 

Le sujet était trop beau, trop romantique, trop tragique, pour ne pas le mettre en récit. De ces récits qu’affectionne particulièrement Fabrice Gaignault, amoureux des personnalités hors-norme, des artistes étincelants et des sixties vaporeuses, époque rêvée, sensuelle, impertinente, libre, sur fond sonore des Beatles et des Rolling Stones. Mick Jagger justement, peint par Procktor, nous toise fièrement depuis le mur de la galerie Loeve&Co. où sont en ce moment accrochées quelques œuvres en écho à la sortie du livre (palliant opportunément le manque des reproductions). Mick Jagger donc, mais aussi Derek Jarman, Ossie Clark, Joe Orton, Celia Birtwell. La nouvelle garde artistique des années 1960 qui fréquente assidûment l’exigu appartement de Procktor au 26 Manchester Street, devenu « l’épicentre d’un petit groupe d’artistes où l’on pouvait même croiser la princesse Margaret » écrit Fabrice Gaignault. Les nuits sont longues, on y parle peinture, cinéma, mode, photographie, et dans ce cercle d’intellectuels, l’homosexualité y trouve aussi un rare lieu de liberté. La silhouette discrète de David Hockney y passe fréquemment, au point que les deux peintres sont bientôt surnommés « les frères jumeaux du Swinging London », s’appelant tous les jours et voyageant à plusieurs reprises ensemble. Mais à cette époque, le plus connu des deux, celui qui expose régulièrement et qui se plaît à jouer les dandys, s’appelle Patrick Procktor. Un âge d’or qui ne va pas durer. 

Un jour, Hockney s’installe définitivement à Los Angeles et devient le peintre des piscines que l’on connaît. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, les aquarelles de Procktor commencent à s’évanouir dans les limbes d’un art trop classique pour espérer devenir les symboles d’une nouvelle modernité. Et, plus grave, leur éclat se ternit dans les vapeurs d’alcool qui rythment désormais le quotidien du dandy. Malgré sa taille immense – il dépassait tout le monde d’une tête – celui qui avait conquis le cœur de l’intelligentsia anglaise, tombe dans l’oubli et mourra dans une extrême misère sans avoir jamais lâché ses pinceaux. Qu’est-ce que les deux artistes ont réellement partagé pendant ces dix années bouillonnantes de création ?  L’un a-t-il souffert du succès de l’autre ? De page en page, les questions s’amoncellent, les non-dits affleurent et le mystère enfle. Ce livre-enquête, sous forme de biographie romancée, n’est autre que le récit poignant d’une amitié brisée avec, en son cœur, la parole vivante, précieuse, de David Hockney que l’auteur est allé rencontrer au fond de sa retraite normande. La création artistique a aussi sa part obscure… Une fois la lecture achevée, on ne regarde plus de la même façon le tableau Room, 26 Manchester Street de la main d’Hockney, dans lequel l’ombre de Procktor évolue, nonchalante, dans le clair-obscur de persiennes filtrant en plein Londres une singulière lueur californienne. 

Patrick Procktor, le secret de David Hockney de Fabrice Gaignault, éd. Séguier, 258 p., 21 euros.

A voir, Exposition Patrick Procktor, le secret de David Hockney, jusqu’au 28 mai, galerie Loeve&Co. Marais, loeveandco.com