Avec le diptyque Suis-moi je te fuis et Fuis-moi je te suis, Kôji Fukada fait d’une pierre deux coups et d’une série – The Real Thing – deux films, qui gardent du projet sériel originel, certes condensé et recomposé, une narration feuilletonesque, ludique enchaînement de péripéties et de rebondissements autour d’un invraisemblable jeu du chat et de la souris entre deux amoureux, Tsuji et Ukiyo. La dialectique comique et dramatique de l’ensemble repose ainsi sur un principe de symétrie et d’inversion, de rimes et de scènes-miroir, mesurant les revirements du cœur et les atermoiements des protagonistes dans cette course où le poursuivi et le poursuivant changent constamment de place.  Elle s’appuie également sur la multitude de personnages et les stéréotypes qui leur sont associés, qui viennent systématiquement relancer le moteur fictionnel, comme le ferait un épisode de Plus Belle la vie : voilà le patron manipulateur, la rivale délaissée, le yakuza sadique, l’amant suicidaire, le mari lésineur…

Physique de jeune premier, employé par une entreprise de jouets et de feux d’artifice, favori de ses collègues féminines, Tsuji semble aussi lisse et monotone que ses costumes-cravate ; derrière son visage diaphane et ses yeux noirs, Ukiyo est l’inconséquence incarnée. Un pistolet à bulles mal empaqueté et un étrange coup de la panne suffiront à lier leurs cœurs et leurs destinées, signe qu’au-delà des caprices du hasard, c’est bien le dysfonctionnement – mécanique, sentimental ou intime – qui intéresse ici Kôji Fukada. Si le réalisateur japonais s’amuse, en même temps qu’il s’émeut, de cette romance sans cesse contrariée, il prend un plaisir encore plus grand, parce qu’un peu plus méchant, à faire désordre dans la vie trop bien rangée de Tsuji, poussant le playboy à un conflit des facultés, une critique de ses propres croyances. 

C’est en fait toute la sphère sociale du travail qui en prend pour son grade : derrière la bienséance et les politesses d’usage se cache un quotidien fait d’humiliations, de trahisons, de cyniques machinations et de jeux de domination. Dans ce monde où seuls les sentiments – surtout ceux des femmes – font scandale, Tsuji et Ukiyo circulent dans le récit comme des boules de flipper, des corps turbulents dont les trajectoires croisées obéissent d’abord à d’autres volontés, à d’autres désirs. Parce que la pulsion amoureuse vient dérégler l’empire de la normalité qui s’est étendu sur l’existence de Tsuji, il lui faudra perdre pied, renoncer à ses principes et à sa rationalité, accepter de ne pas être, pour une fois, fonctionnel, pour retrouver Ukiyo et ne pas perdre la flamme. C’est bien lorsque la satire sociale laisse place à ce romantisme un peu gauche et bancal que naissent les plus belles scènes, légères et délicates, de Suis-moi je te fuis, comme de son pendant Fuis-moi je te suis

Suis-moi je te fuis et Fuis-moi je te suis de Kôji Fukada, Art House. En salles les 11 et 18 mai.

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