Généralement, les mois d’avril sont meurtriers pour l’actualité du cinéma. La raison ? Cannes évidemment. Les films les plus attendus ainsi que les meilleurs films inattendus sont bloqués en salle d’attente dans l’espoir d’être présentés sur la Croisette, lieu décisif de la vie des films. De ce fait, en avril, c’est souvent le bal des fonds de catalogues. Pourtant, cette loi du marché ne fonctionne pas cette année : en ce printemps 2024, on ne sait plus où donner du regard face à l’abondance de bons films et à leur diversité. On pourra ainsi voir l’excellent Drive away dolls où Ethan Coen se montre aussi bon en solo qu’en duo avec son frère Joel. Par un malicieux hasard, au moment où un Coen manque à l’appel, un faux frère de substitution apparaît : le débutant Shane Atkinson qui fait du Coen aussi bien que les deux frangins avec son hilarant et noir Laroy, premier film remarquablement écrit, joué, mis en scène, qui a décroché le Grand prix et le Prix de la critique au dernier festival de Deauville. On pourra piocher aussi entre le très beau Mme Hoffman où Sébastien Lifshitz confirme son art du portrait, son humanisme et son subtil sens politique, l’excellent Borgo de Stéphane Demoustier qui ancre un suspens moral dans un contexte quasi-documentaire sur le banditisme corse, film rehaussé par la décidément exceptionnelle Hafsia Herzi, le bon Quelques jours, pas plus de Julie Navarro qui mêle adroitement regard social, comédie et romcom, avec un Benjamin Biolay remarquable de cool et de drôlerie en rock critique adulescent (pléonasme ?), ou encore L’Affaire Abel Trem de Gabor Reisz, une plongée dans la Hongrie illibérale de Viktor Orban qui rappelle (en moins abouti) le travail de Cristian Mungiu. On ira au pays du soleil levant, vu par une Française dans Sidonie au Japon, subtil film d’Elise Girard avec Isabelle Huppert, ou vu par le génial autochtone Ryusuke Hamaguchi avec Le Mal n’existe pas, film « mineur » néanmoins éblouissant. Dans le très pictural Semaine sainte du Roumain Andréi Cohn, on regardera comment se déployait l’antisémitisme en Europe centrale dans les années 1900 et on y verra peut-être un sombre reflet de notre situation présente. Il y aura encore pêle-mêle un docu de Nicolas Philibert (Averroès et Rosa Parks), le deuxième film de la Kosovare Luàna Bajrami (Notre monde) qui raconte la suite de son beau premier, le documentaire fleuve de Steve McQueen sur Amsterdam, Occupied city… On le voit, avril en cinéma sera densément peuplé.
Et puis il y a de beaux films qui devaient sortir et sont ajournés sine die : CE2 de Jacques Doillon, Les Gens d’à côté d’André Téchiné (visé par des accusations peu consistantes, ce que confirme à ce jour le procureur chargé du dossier), probablement Belle de Benoît Jacquot (pas vu). Les distributeurs hésitent, les exploitants renâclent, la peur de faire son métier monte. Ces reports s’ajoutent à des annulations pures et simples : Le Bal des vampires(Polanski) retiré d’une section « vampires » au festival de Gérardmer, Les Ailes de la colombe (Jacquot) déprogrammé à la Cinémathèque. Certaines chaînes ont même songé à ne plus diffuser de films avec Gérard Depardieu ! Adieu La Femme d’à côté, Cyrano, Loulou, Hélas pour moi… Hélas pour nous. Bref, émerge un climat où sévit la cancel culture, ce synonyme cool de la censure. Dans la presse que j’ai coutume de lire (celle dite « de gauche »), personne ne s’inquiète de ce phénomène mais au contraire semble l’accompagner au nom d’un soutien légitime mais dévoyé au féminisme qui ferait litière de la libre circulation des œuvres. Je sais bien que concernant les viols et abus sexuels, le silence et un certain degré d’impunité ont longtemps régné, et je trouve parfaitement sain que la société évolue, que les victimes présumées portent plainte pour que la justice, la vraie, la seule acceptable en démocratie, fasse son travail, si possible mieux qu’avant. Je conçois que le cinéma prenne temporairement quelques distances avec des cinéastes accusés même si cela ne va pas de soi (car ils sont présumés innocents tant qu’ils ne sont pas condamnés par un tribunal). En revanche, censurer-interdire-suspendre-déprogrammer-effacer des films, c’est pour moi inconcevable, injustifiable. Je ne connaissais que les régimes totalitaires pour opérer ainsi un tri entre les œuvres présentables et celles non présentables au public : désormais dans nos démocraties occidentales, le néoféminisme d’atmosphère se charge de cette mission délétère. À la dernière cérémonie des Césars, ce même néoféminisme d’atmosphère pourtant triomphant n’a pas trouvé un seul mot pour ne serait-ce que mentionner le viol collectif, les tortures et le féminicide de masse commis par le Hamas le 7 octobre 2023 : comment accorder crédit à ce genre de féminisme à géométrie variable ?
Étonnement : tout le monde adore Anatomie d’une chute, un film dédié à la complexité humaine, à l’ambiguïté des sentiments, à l’opacité de ce qui se joue au sein d’un couple, au travail minutieux et difficile de la justice. Un film tellement ouvert au doute que certains spectateurs s’interrogent encore sur la cause de la chute (accident, suicide, meurtre ?). Mais les mêmes qui louent le travail de Justine Triet semblent penser de manière simpliste, réactive et polarisée en matière de féminisme, armés de certitudes plutôt que de questionnement. Comme si la nuance et la complexité étaient réclamées dans les fictions mais proscrites dans la réalité et dans le débat public. Comme si l’on ne retenait jamais dans la vie les leçons des films que l’on prétend aimer.