Dans un clair-obscur loin de tout naturalisme, la mise en scène de Silvia Costa sert à la perfection l’atmosphère de Julie d’après Strindberg, opéra du regretté Philippe Boesmans. 

Une mouche gigantesque descend lentement des cintres. Sombre et inquiétante, elle se détache sur un fond lumineux qu’elle tend à obscurcir. Cette image fantastique associée aux pulsations cardiaques suggérées par les percussions en ouverture de Julie, opéra de Philippe Boesmans sur un livret de Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger d’après la pièce Mademoiselle Julie d’August Strindberg, indique d’emblée le parti pris de Silvia Costa d’une mise en scène éloignée de tout réalisme. 

Inspirée autant par la musique que par le livret, elle aborde le drame de Strindberg comme s’il s’agissait d’une version détournée du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare où la relation transgressive entre une demoiselle et le domestique de son père dépasse la simple idylle d’une chaude nuit de la Saint-Jean – le tragique étant ici que les désordres nocturnes propices à toutes les folies sont parasités par des réalités autrement tourmentantes. Contrairement à la comédie hallucinée de Shakespeare où l’ivresse libère et excuse tous les excès, les actes de Julie sont lourds de présupposés et de conséquences. Le plus troublant étant que d’une certaine manière, il lui est impossible d’agir autrement. Ce que traduit parfaitement le jeu très physique de la mezzo-soprano Irene Robert qui campe une Julie mue par un élan irrépressible pour, au-delà de tout préjugé, s’abandonner dans les bras de Jean, interprété par le baryton Dean Murphy. 

Le plateau divisé en trois espaces différemment éclairés avec, au centre, une table immense recouverte d’une nappe blanche évoque l’esthétique du cinéma muet. C’est une scène de rêve où fantasmes et réalité vont de pair. La présence de Kristin, la cuisinière et fiancée de Jean (interprétée au pupitre par Ffion Edwards en remplacement de Lisa Mostin empêchée pour cause de covid) y joue un rôle déterminant par le regard qu’elle porte sur la façon dont sa maîtresse s’abandonne à ses pulsions érotiques sans égard pour sa réputation. 

Dans une des séquences les plus accomplies de ce spectacle de belle tenue, on voit Kristin endormie parlant dans son sommeil, tandis que Julie et Jean livrés à eux-mêmes envisagent le futur. Julie s’imagine descendre toujours plus bas, tandis que Jean aspire à progresser dans l’échelle sociale. L’un et l’autre sont dédoublés par une danseuse et un acrobate. Avant même que l’acte sexuel soit consommé, les tensions liées aux rapports de classe compliquent leur relation ; à la fois barrière infranchissable et occasion de jeux ambigus. Là où Julie engage toute sa vie jusqu’à sa perte, Jean se projette dans l’avenir. 

Après quoi toujours ensemble, mais plus séparés que jamais, ils s’affrontent dans un espace recomposé où les cloisons tantôt se resserrent, tantôt s’élargissent. Le sol couvert d’une matière noire comme de la cendre suscite un sentiment de destruction. Mais le plus extraordinaire, c’est la façon dont, par sa richesse émotive et ses tonalités colorées, la musique, dirigée par Emilio Pomarico, évoque tout du long un mélange subtil de chaleur humaine, de tendresse, voire de douceur qui du sein même de la tragédie et de l’effondrement pointe vers d’autres possibles où Julie ne mettrait pas fin à ses jours. Fidèle à son habitude de se référer à des œuvres du passé, Boesmans cite notamment Les Noces de Figaro et Le Chevalier à la Rose comme pour esquisser une perspective en situant le drame en regard des opéras de Mozart et de Strauss. Admirablement conçu et interprété, ce spectacle est une réussite.

Julie, opéra de Philippe Boesmans, sur un livret de Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger, direction musicale Emilio Pomarico, mise en scène Silvia Costa. Opéra de Dijon, du 4 au 7 mai.