Une rétrospective à la cinémathèque de Toulouse (du 5 au 30 avril) et la reprise en salle par Carlotta de trois films restaurés invitent à se laisser submerger une nouvelle fois par l’œuvre, aussi sombre que fascinante, du maître Béla Tarr.

 « La vie est pas faite pour s’amuser » : fallait-il voir dans cette phrase, assénée dans Le Nid familial, un avertissement lancé par le jeune et fougueux Béla Tarr – 22 ans à la sortie du film en 1977 – au spectateur de son premier long-métrage ? La crudité et l’empressement du dispositif de captation ne laissaient en tout cas que peu de doute sur le talent du réalisateur hongrois, comme sur ses intentions. Il s’agit pour lui de coller aux basques du réel, de le débusquer dans sa forme la plus banale et la plus cruelle, au cœur de la vie de famille. Le Nid familial – titre ô combien sarcastique – dévoile sans pudeur ni concessions aux bons sentiments la vie sans avantages de Laci, rendue misérable par la méchanceté d’une belle-famille et l’exigüité d’un appartement avec elle partagé. Par la restriction de l’espace jusqu’au quasi-huis clos – dispositif d’ailleurs reconduit à l’extrême dans Almanach d’automne (1985) – l’appartement est lentement mais sûrement transformé en cabinet des monstruosités et de la bassesse humaines.  

Entre le nerveux Nid familial et le contemplatif Cheval de Turin, avec lequel Béla Tarr tira sa révérence en 2011, il y a certes un monde en commun, un même attrait pour des personnages en voie de claustration, un même penchant pour la marginalité au sein d’un corps social asphyxiant. Mais entre-temps, la mesure et la méthode cinématographiques ont subi de profonds bouleversements, sous le poids de la maturité, probablement, et d’une désolation toujours croissante, certainement. Comme Le Nid Familiall’Outsider (1980) est mis en mouvement par des considérations sociales et l’agitation de la jeunesse hongroise, qui lorgne de plus en plus vers l’Ouest et ses lointaines mais séduisantes promesses libertaires. 

Contre les Rapports préfabriqués (1982) entre les citoyens du régime de Kádár, contre l’inévitable délitement du contrat social ou matrimonial, les personnages de cette première période se débattent avec l’énergie du désespoir, et par la grâce d’une scène hors du temps, résistent à la démagification du monde. Andras, L’Outsider, est surnommé Beethoven ; rapport à sa qualité de violoniste, mais aussi à sa farouche volonté de rester sourd au pénible refrain du quotidien, lui préférant les charmes des Animals (House of the Rising Sun) ou de Chubby Checker (Let’s twist again). Avec un lyrisme qui ne le quittera jamais tout à fait, le jeune Béla Tarr trouve ainsi dans la musique (classique, folklorique, rock ou disco) et dans la danse une valeur-refuge, un mouvement individuel inaltérable, susceptible d’échapper un instant aux griffes du collectif.   

Vient alors l’apothéotique Damnation (1988), qui fait basculer l’œuvre de Béla Tarr vers sa forme la plus achevée, celle duTango de Satan (1994) et des Harmonies Werckmeister (2000), à l’origine de la reconnaissance critique d’un cinéma reconnaissable entre mille : le noir et blanc de la pellicule semble avoir été trempé dans le pétrole tandis que de perpétuels mouvements de caméra, d’une précision diabolique, transforment les plaines hongroises en un paysage postapocalyptique, balayé par une pluie ininterrompue et découpé par les fils d’acier d’un téléphérique industriel. Les hommes y sont comme des chiens errants, avec ce qu’il faut de consternation, mais sans volonté aucune de reconstruction. Le cinéma de Béla Tarr passe sans coup férir du personnage-acteur au personnage-récepteur, témoin de l’effritement conjoint du monde spirituel et du monde matériel. 

Damnation, accomplissant la généalogie du délabrement intime qui couvait dans les films précédents, est un film-cerveau, habité par des obsessions maladives et des pensées glaciales. Par la seule force de la rumination et de la litanie, on replonge dans la zone spectrale du Stalker d’Andreï Tarkovski, le cheminement en moins, la stagnation en plus. C’est que notre thébaïde est égarée et que nul ne pourra la retrouver.

Rétrospective Béla Tarr à la Cinémathèque de Toulouse du 5 au 30 avril et sortie en salles le 6 avril des trois films en version restaurée, Carlotta distribution.