Extraordinaire documentaire iranien autour de la torture, signé Mehran Tamadon.

Mehran Tamadon a le goût du risque et de la confrontation. Dès son premier long-métrage documentaire, Bassidji, le réalisateur iranien, exilé en France, tentait d’ouvrir un impossible dialogue avec des gardiens de la révolution islamique. Deuxième tentative, encore plus improbable, dans Iranien, pour lequel il conviait quatre mollahs à son domicile afin de deviser sur les notions de tolérance et de vivre-ensemble, avec une réussite toute relative… L’élan premier de Mon pire ennemi n’est pas très différent : il s’agit une nouvelle fois d’aller sur le terrain de l’ennemi politique, dans l’espoir de dépasser la mécanique totalitaire et d’ouvrir une brèche maïeutique. Cette fois, seulement, pas d’invitation à la maison, mais un dispositif expérimental dans lequel le réalisateur cherche à reproduire, pour mieux les décortiquer, les techniques d’interrogatoire utilisées par les agents du régime. Avec l’espoir fou que, confrontés à l’enregistrement de cette reconstitution, les tortionnaires s’engagent vers une remise en doute de leur propre appareil idéologique.

Prenant lui-même la place du cobaye, Tamadon demande donc à d’autres réfugiés politiques de le soumettre à la question, en mobilisant pour l’occasion le souvenir douloureux des tourments infligés par les inquisiteurs iraniens. Dans sa première partie, le film se contente de susciter un intérêt théorique, la faute à d’apprentis interrogateurs timides, soucieux de ne pas trop malmener un réalisateur somme toute sympathique. Chaque situation potentiellement éprouvante pour l’interrogé est alors immédiatement désamorcée, puis prolongée d’une série d’éventualités : « Si j’étais un véritable agent, je t’aurais fait cela, je t’aurais dit ceci… » On comprend vite que ces précautions oratoires cachent une terreur plus grande encore que celui de la réminiscence. Ce que craignent réellement les interrogateurs amateurs, ce n’est pas tant de faire souffrir ou de mettre à mal, mais bien d’éprouver un sentiment de puissance, de jouir – même inconsciemment – de la situation et ce faisant, de glisser imperceptiblement de l’autre côté, dans l’autre camp.

Puis vient le tour de Zar Amir Ebrahimi, actrice iranienne que le public occidental a découverte dans les Nuits de Mashhad. Avec elle, Mon pire ennemi bascule dans l’irrationnel, échappe à toute catégorisation scolaire. Zar Amir Ebrahimi ne joue pas à l’interrogatrice, mais devient l’interrogatrice, ce bourreau froid et cruel prêt à toutes les extrémités pour parvenir à ses fins. Désarroi d’un réalisateur humilié, qui voit son dispositif cinématographique et intellectuel se retourner contre lui, au point même que l’outil de captation ne lui appartienne plus. Sidération du spectateur, qui pour la première fois franchit le précipice qui sépare la représentation de l’irreprésentable, à la limite du soutenable. Au-delà de la morale, de la bienséance et du simulacre, l’enjeu véritable du film peut réellement se matérialiser à l’écran : comment, en effet, filmer la torture politique sans interroger la violence symbolique exercée par la caméra ? L’interrogatoire mené par Zar Amir Ebrahimi est une grande leçon de cinéma, marquée au fer rouge dans la rétine : un documentariste peut aussi être son pire ennemi.

Mon pire ennemi, un film documentaire de Mehran Tamadon, en salle le 8 mai avec Survivance