La peinture est peut-être muette, le dessin de Rui Moreira, lui, ne l’est pas. On s’en convaincra en visitant cette splendide exposition.

Cathedrals of Wind : l’assaut au ciel d’une déchiqueture, une double dentition minérale, de bleus froids et de blancs, mais la piste alpine est fausse, se perd littéralement dans les sables. Cette série de dessins, le Portugais Rui Moreira, pèlerin des déserts, l’a conçue à partir de la « cathédrale des vents », cette titanesque dentelure, ces plissés de sable et de vent, en Namibie. Et ces bleus sombres qui collent, comme des émanations ectoplasmiques, aux raideurs onduleuses des versants, n’est-ce pas ainsi que « tournoient les ombres indignées des oiseaux du désert » (Yeats) ?

Rui Moreira, homme des déserts, l’est sans doute aussi des puits, en tout cas de ces puits où on s’abreuve aux eaux mêlées, régénératrices, du cinéma (Tarkovski ou Syberberg, apprend-on), de la musique (Bach ou Stockhausen, nous précise-t-on). Les eaux froides, irlandaises, de Yeats irriguent-elles ses dessins ? Je n’en sais rien, mais leur élégante économie chromatique en bleu et blanc ici, la rigueur de la déclinaison harmonique des nuances et des intensités de l’embrasement de l’astre solaire, du blanc franc au rouge calciné, ailleurs, dans une autre série (Roda-Viva III) : c’est une concentration soigneuse des effets plastiques qui donne leur cohérence au pullulement des formes, à la myriade des références.

Aussi se sent-on, sans remords, fondé à mêler les nôtres, et puisque la « cathédrale » nous fait un clin d’œil suggestif, convoquons un expert en la matière, Huysmans : « La cathédrale était donc un macrocosme, elle embrassait tout ; elle était une bible, un catéchisme, une classe de morale, un cours d’histoire et elle remplaçait le texte par l’image pour les ignorants. » Défalquons le résidu prêcheur de la phrase, et elle est notre meilleur guide pour cette exposition.

Campez-vous devant la série des Passengers : tentacules lovecraftiens dans la distraction d’une vision lointaine, une fois approchés, ils se révèlent de souples concrétions constituées d’un même motif élémentaire, répété ad lib. Formes sans figures, mémorial, nous dit-on, de la myriade des morts de la Covid, mais elles pourraient aussi bien, dans leur innocente simplicité, figurer ces anges dont les superpositions se succèdent aux voussures des portails, ou dont les cohortes parent la peinture pieuse.

Et voici les rosaces – la série des Roda-Viva – mais elles ont moins en commun avec les roues de pierre creusées dans les façades des églises, qu’avec les bâtonnets des cercles brisés du Yi-king, et voilà notre cathédrale rêve oriental. Mais qu’importe, il ne s’agit pas de « christianiser » Rui Moreira ou de le tirer vers la divination chinoise : seulement de laisser entendre que ses dessins ont la puissance symbolique et la complexité architectonique des grands vaisseaux de pierre, des grands systèmes d’élucidation du monde. Et, comme eux, ils sont opaques. Un mystère éloquent, telle pourrait être la définition de l’art de Rui Moreira.

Exposition Rui Moreira, The Passengers, du 12 mars au 28 mai, galerie Jeanne Bucher Jaeger