On s’est entretenu avec Viet Thanh Nguyen, à l’occasion de la sortie du Dévoué, qui prouve avec éclat qu’un roman peut s’adresser aux tripes et à la cervelle. 

Le Dévoué, c’est l’underground. Parisien : Vo Danh, héros du Sympathisant, installé désormais à Paris, est notre Virgile dans le monde du deal made in XIIIe arrondissement. Mais underground intellectuel aussi : le Vietnamien de père français fait entendre le brouhaha criminel et fallacieux de toutes les idéologies, de la mauvaise foi colonialiste à l’inhumanité révolutionnaire. Rencontre à Paris avec un auteur à l’image de son livre, à l’intelligence aiguë et décomplexée.

Votre livre a quelque chose de déroutant : on passe sans crier gare de discussions intellectuelles à des scènes de violence criminelle, dignes des polars les plus débridés… À quoi répond ce parti pris ?

J’aime les polars, et pas uniquement en tant que divertissement. Ils relient les crimes d’individus singuliers à des crimes d’une autre envergure, des crimes de masse comme le colonialisme par exemple, où le trafic de drogue a joué un rôle important. À mesure que l’intrigue va de l’avant, que les liens de mon narrateur avec la pègre se resserrent, il souligne de plus en plus nettement que ce qu’il fait est peut-être mal, mais pas autant que ce que les Français, au cours de l’Histoire, ont pu faire dans d’autres pays. D’où les deux fils narratifs du roman. S’il ne s’agissait que d’une critique du colonialisme, il serait beaucoup plus ennuyeux ! (rire) Et puis j’aime le contraste, j’aime l’idée que la grande culture voisine avec une culture de bas étage, que le sexe, la drogue, le crime, se mêlent à la critique politique, aux arguments philosophiques.

James Ellroy ne désavouerait pas vos propos sur le polar… C’est un auteur que vous avez pratiqué ?

On a le même agent, figurez-vous… Il m’a beaucoup influencé. Son Quatuor de Los Angeles est exceptionnel, très politique, très stylisé, tout en tenant le lecteur en haleine. Et il n’édulcore rien quand il s’agit de décrire le racisme, le sexisme de la police de Los Angeles.

On parle beaucoup de la notion de « victimisation » en ce moment. Mais, justement, Vo Danh suggère qu’il n’y a jamais de pure victime…

Ce genre de simplification est souvent le fait de ceux qui ont subi quelque chose, l’allèguent comme une excuse, oubliant ce qu’ils ont pu eux-mêmes commettre. Et quand ce processus de simplification émane des colonisateurs, ou ex-colonisateurs, c’est extrêmement condescendant. C’est une façon de dire, « nous sommes les coupables, on est bourrelés de remords, on vous a fait du mal et vous, pauvres malheureux, vous êtes les victimes… » Ces deux positions sont très problématiques, d’un point de vue politique mais aussi artistique. Il est difficile de faire de la grande littérature sur les victimes si on ne parle que de leur victimisation. Et on peut faire de la grande littérature sur les oppresseurs, et pourtant laisser d’immenses zones d’ombre, car la victime n’est traitée que comme un objet. Pensez à Conrad et Au cœur des ténèbres – mais il y en aurait bien d’autres – un grand livre, qui condamne résolument le colonialisme, le racisme européen, mais dans lequel les Africains n’ont jamais l’occasion de dire quelque chose d’important. Dans Le Sympathisant comme dans Le Dévoué, j’ai voulu faire ce que je pouvais pour m’opposer à la colonisation européenne, à l’impérialisme américain. Non pas en revendiquant le statut de victime, mais en réclamant le droit à la complexité dans toute son ampleur, en essayant de créer un personnage intéressant. Intéressant, parce que contradictoire. Et sa complexité est emblématique de celle de tous les Vietnamiens, qui ne peuvent pas être réduits au rôle de victime ou d’oppresseur. 

Viet Thanh Nguyen, Le Dévoué, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, Belfond, 416 p., 23 €