Le chorégraphe belge s’annonce comme l’une des grandes révélations de danse à Avignon. Présentée cour du Lycée Saint-Joseph, sa dernière pièce, Any attempt will end In crushed bodies and shattered bones, évoque de manière ambitieuse sa volonté de contester le monde tel qu’il est. 

De passage chez lui à Melsele, un petit village non loin d’Anvers, Jan Martens prend le temps d’une conversation à bâtons rompus via Skype. L’année fut dure pour le chorégraphe belge, comme pour la plupart de ses confrères. Empêché dans son métier, il a dû réinventer sa manière de travailler. Plusieurs fois reportée depuis avril 2020, la création de Any attempt will end In crushed bodies and shattered bones va enfin avoir lieu dans le plus grand théâtre du monde d’Avignon. Un aboutissement pour le jeune chorégraphe. 

Révélation

À seize ans, mal à l’aise dans son corps d’adolescent, Jan Martens découvre As Long As the World Needs a Warrior’s Soul du flamand Jan Fabre. C’est pour lui une vraie révélation. « J’en ai pris plein les yeux, se souvient-il. Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est l’aisance des danseurs, leur capacité à se mouvoir, à assumer pleinement leur nudité sur scène. Ils avaient tous une présence incroyable. » Très vite, le jeune homme fait des recherches, s’intéresse particulièrement à la danse contemporaine, à la manière de pratiquer cette discipline, d’en faire son métier. « Mes parents n’étant pas dans l’art, raconte-t-il, je dois beaucoup à Internet, qui m’a permis de collecter des informations, de m’orienter, de visionner notamment des vidéos d’Anne Teresa De Keersmaeker qui m’ont bouleversé. Je ne comprenais pas forcément grand-chose, mais cela me faisait quelque chose, me touchait, m’émouvait. Le plus souvent les mouvements étaient répétitifs, comme si une loi mathématique régissait la gestuelle des corps et pouvait créer un récit, une œuvre. »

Suivant la fibre artistique qui se réveille en lui, il commence à prendre des cours en amateur, en parallèle de l’Université de Gand où il apprend le néerlandais et l’anglais. « Je ne suis pas allé au bout de la première année, explique-t-il. Une de mes amies était dans une école de danse à Tilburg aux Pays-Bas, je lui ai demandé des conseils car je sentais que je devais prendre un chemin similaire. J’avais en moi cette volonté, cette envie. Dès que mon corps était en mouvement, j’étais bien, heureux, presque en transe. » Dans la foulée, il part au Pays-Bas la rejoindre. Rapidement, Jan Martens est passionné par la diversité des esthétiques, la pluralité des arts scéniques. « En Hollande, où j’ai étudié, le paysage chorégraphique est très différent de celui de la Belgique. Le néoclassicisme qui domine était à l’opposé de ce qui m’attirait. J’ai donc su assez vite que je devrais créer mes propres pièces, mes propres opportunités. J’avais dans l’idée que pour toucher le public, il fallait aller vers eux, entrer en relation avec eux par le mouvement, l’engagement du corps. »

Les corps divers

En 2009, alors qu’il danse pour d’autres, et tout particulièrement Ann Van den Broek, le jeune artiste écrit des solos, des duos, des pièces courtes avec des élèves de son école mais aussi avec des non-professionnels. « Quand je crée, raconte-t-il, je trouve intéressant d’aller au-delà de la technicité, de la virtuosité, de l’uniformité. C’est pour cela que souvent je travaille avec des personnes d’âges différents, de corpulences différentes. C’est notamment le cas en 2015 avec The Common People, où je faisais danser quarante habitants des villes où le spectacle était programmé. L’objectif était de créer des rencontres impromptues autour de duos. » En 2010, il signe son premier spectacle d’une heure avec cinq filles qui étaient dans leur dernière année de formation. Puis en 2014, avec sa pièce The dog days are over, où durant soixante-dix minutes, huit danseurs sautent à en perdre haleine, il entre dans la cour des grands et impose un talent rare et fougueux.

Nourrissant son travail de ses rencontres avec les œuvres de Lotte van den Berg, d’Anne Teresa de Keersmaeker, ou de Peter Seynaeve, avec qui il coécrit en 2014, Victor, un duo pour un garçon de quatorze ans et un homme de quarante ans, Jan Martens sculpte, cisèle au fil du temps son style narratif, physique, son écriture vive, son regard sur le monde empathique, critique et curieux. « Chaque spectacle que je crée, explique-t-il, a une genèse unique. Au début, de 2010 à 2015, c’était assez autobiographique. J’écrivais beaucoup de duos amoureux à partir d’une grammaire assez basique autour des pas de deux que je m’amusais à déstructurer. Je cherchais à voir s’il était possible de réinventer encore ce schéma assez classique. Puis, j’ai creusé une veine plus humaniste en interrogeant la capacité des corps quels qu’ils soient, gros, petits, jeunes, vieux, à communiquer des émotions, des sensations. » Cette diversité des corps deviendra l’une de ses obsessions. 

Désir de contester

 Le chorégraphe belge écrit en 2019, Passing the Bechdel test, une pièce pour treize jeunes filles ou transgenres, autour de l’identité. « À travers les mots d’auteurs très différents comme  Virginia Woolf, Janet Winterson ou Susan Sontag, je leur permettais de parler plus facilement d’eux-mêmes. » De ces rencontres avec ces jeunes interprètes, souvent en colère face à de nombreux sujets allant de l’environnement au droit des femmes, découle la création d’Any attempt will end In crushed bodies and shattered bones, dont le titre est inspiré d’une citation du président chinois menaçant ceux qui voudraient manifester. Une citation qui l’a choqué. « J’avais très vite envie de questionner au plateau, explique Jan Martens, cette volonté, ce désir de contester, de manifester. Parallèlement à cela, je voulais aussi interroger notre apathie, notre incapacité à agir, à réagir dans un monde de plus en plus violent. » À partir de là, il réunit sur scène dix-sept artistes de tout âge. Ainsi, une femme de soixante ans se retrouve à côté d’une autre de trente ans plus jeune, chacune suivant sa partition dans une sorte d’harmonie. « Dès le départ, je savais que je voulais une bande-son réunissant des morceaux évoquant la protestation. Peu de temps avant la fin de la création, j’ai tout bouleversé, car s’est imposé en leitmotiv un concerto pour clavecin et cordes d’Henryk Górecki, écrit au moment où l’État polonais soviétique s’ingère dans les programmes de l’Université, un interventionnisme qui le mènera à la démission. Je trouvais cela très fort. En quelques jours, nous avons tout retravaillé.  Au lieu d’avoir tout le monde au plateau, j’ai commencé à imaginer des duos, des trios, etc. J’aimais l’idée que ces différents langages corporels coexistent sans jamais que l’un prenne le pas sur l’autre. » Et cette liberté sera l’un des ferments de la joie à découvrir son travail à Avignon. 

Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, Jan Martens, Cour du Lycée Saint-Joseph, du 18 au 25 juillet.

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