Après le succès du magnifique SAIGON dans lequel elle s’interrogeait sur les blessures de la colonisation du Vietnam, Caroline Guiela Nguyen revient avec FRATERNITÉ. Conte fantastique. Portrait d’une artiste engagée.

Lorsque je retrouve Caroline Guiela Nguyen, elle est en Belgique, plongée dans le troisième mois des répétitions intensives de sa nouvelle création, FRATERNITÉ.Conte fantastique. Elle y imagine qu’après la disparition sans laisser de traces de la moitié de la communauté humaine, des « Centres de consolation » s’ouvrent pour aider les survivants. C’est le second volet d’un triptyque sur la fraternité, entamé avec un court-métrage, Les Engloutis, une fiction tournée à la Prison centrale d’Arles. La compagnie de Caroline Guiela Nguyen, Les Hommes Approximatifs, y travaille depuis huit ans avec des détenus. Quand je l’interroge sur le nom, a priori pas très rassurant, de sa compagnie, elle sourit. « On l’a choisi lorsque l’on était jeune. Ce que j’aime c’est qu’il englobe des hommes et des femmes autour du questionnement permanent. Comme un homme un peu penché ». Cette incertitude pleine d’interrogations sied bien à cette artiste réservée qui préfère parler des autres que d’elle-même. Depuis 2008, elle ouvre des portes sur ceux que l’on pourrait oublier (les victimes du colonialisme, les détenus, les exilés, les vieilles dames en maison de retraite), mélange amateurs et professionnels. Elle part ainsi à la recherche d’un temps enfui, à travers une tentative de réhabilitation touchante et réussie de ceux auxquels on donne rarement la parole.

Aussi Caroline Guiela Nguyen écrit-elle des histoires, en filme, en met en scène mais ne s’y raconte pas. Elle me parle brièvement de son enfance, dans un village du sud-est de la France. Sa mère est d’origine vietnamienne, son père pied-noir séfarade. Le théâtre ne va pas de soi dans son milieu. C’est pourtant avec ses parents qu’elle s’y rend pour la première fois, pour une représentation parisienne, d’Un fil à la patte par la troupe du Splendid, lorsqu’elle était enfant. Un souvenir émouvant « C’était une grande fête pour nous, on avait fait huit cents kilomètres pour voir ce spectacle !» Ce sens de la fête, Caroline Guiela Nguyen s’efforce de le convoquer. « La représentation doit être un évènement qui permet la création d’un espace commun avec des gens différents. Le théâtre c’est l’autre ».

Le regard

Une recherche de l’altérité qu’elle n’a pas toujours trouvée au théâtre. C’est en voyant La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche qu’elle a pris conscience que certains corps étaient absents. Une absence qu’elle comble en les faisant jouer, comme dans SAIGON dont la distribution était presque exclusivement d’origine vietnamienne, en préservant leur langue qu’elle considère « comme un territoire pour chaque personnage ».

C’est aussi un moyen de parvenir à la fiction, qu’elle juge essentielle. Un geste politique. Caroline Guiela Nguyen martèle que « n’importe quel corps peut raconter des histoires. Permettre à tous de raconter une fiction est nécessaire, sinon cela revient à les assigner au réel de leurs vies ». Est-ce un héritage de ses études en sociologie à l’université de Nice ? C’est plus tard, alors élève au Théâtre national de Strasbourg qu’elle rencontre la plupart des membres de la compagnie. Ensemble, ils apprennent, abolissent l’idée de hiérarchie. Les spectacles sont des créations collectives où la place de chacun est importante. Ainsi, dès le premier jour des répétitions, tout le monde est-il présent.

Caroline Guiela Nguyen aime poser un cadre, faire des mélanges, observer. « La question du regard a toujours été importante pour moi, je préfère être à l’extérieur du cadre », m’explique cette passionnée de cinéma, pas forcément à l’aise lorsqu’il s’agit de parler d’influences théâtrales, très enthousiaste lorsqu’il s’agit de saluer le travail de ses pairs (entre autres, Édouard Louis, Thomas Ostermeier et Alexander Zeldin). Débordante d’enthousiasme aussi lorsqu’il s’agit d’évoquer les recherches menées pour chaque spectacle. Une exploration immersive, jamais documentaire mais dans laquelle elle convoque les domaines d’expertise de ceux dont elle s’inspire. Une tentative de consoler ici encore, de faire parler les témoins et de les valoriser en s’inspirant de ce qu’ils connaissent le mieux. C’est le cas des détenus, « experts du temps » des Engloutis, où elle met en scène des personnes qui reviennent à leurs vies, après en avoir été isolées par de longues peines. Ainsi que pour FRATERNITÉ. Conte fantastique. Le bureau des consolations qu’elle y invente est né du temps passé dans des bureaux de rétablissements des liens familiaux de la Croix-Rouge française, à Paris, Toulouse et Saint-Ouen. Des espaces qui recherchent les proches de personnes dispersées par des catastrophes, naturelles ou humaines, sans limite de temps. Ce spectacle est aussi nourri par le travail mené par Cristina Cattaneo, une légiste italienne qui identifie les exilés naufragés dans la Méditerranée, et se faisant retrouve parfois des corps abîmés en mer depuis mille cinq cents ans… Rien de surprenant à ce que Caroline Guiela Nguyen soit artiste associée à la Schaubühne de Berlin où sera créé le troisième volet de son triptyque. Thomas Ostermeier et elle partagent le même intérêt pour le réel et la fiction et pour la différence. Le théâtre de Caroline Guiela Nguyen tente de réparer les failles de notre histoire par le mélange des personnalités, des générations et des milieux sociaux. Une démarche qui demande un investissement important pour constituer un groupe avec des comédiens âgés de seize à quatre-vingts ans. Certes, les contraintes sanitaires n’aident pas. Pour autant, elle me souligne touchée que chacun va davantage vers l’autre. Ce cocktail précieux produit la joie de ses spectacles qui transportent autant qu’ils réconfortent. Une savante mixture entre fiction et réel, le tout avec une grande dose de lyrisme, de musique et d’émotion. Une démesure émotionnelle que Caroline Guiela Nguyen ne récuse pas. On console aussi avec la ferveur.

FRATERNITÉ. Conte fantastique, Festival d’Avignon, La Fabrica, du 6 au 14 juillet.