Apulée est au tout-venant des revues ce que Pline l’Ancien est à la collection … pour les nuls. Premiers sondages dans le riche gisement de ce sixième numéro.

L’étendard rimbaldien de cette sixième livraison d’Apulée claque au vent qui fait tourner ses 400 pages sur mes genoux, un matin de juin. Un vent brûlant, porteur de promesses, mais plein d’échos de supplices aussi. Car si dossiers et contributions ont pour dénominateur commun la formule d’Une saison en enfer, « changer la vie », je préfère piocher (« ouvrir Rimbaud au petit bonheur » suggère d’ailleurs le rédacteur en chef de l’entreprise, Hubert Haddad) dans les pierreries d’Illuminations et en sortir « les pavillons en viande saignante » de « Barbare ». Oui, cet Apulée-là est une fête barbare, et les accents flaubertiens, période Salammbô, entre merveilles et algolagnie, du poème de Jean-Marie Blas de Roblès, Malgré les mouches, pourraient en être l’hymne. 

Mais cette forte saveur de décadentisme cuite dans les sables du désert est aussi terriblement âcre et contemporaine. Son autre nom est l’Histoire : « Je crois au destin écrit avant la naissance de l’humain. / Je crois à mon effondrement quotidien. » Telle est la profession de foi d’une lucidité tranchante du poète ouïghour Abduqadir Jüme. Qui fait écho au réquisitoire d’Adonis, pugnace et infatigable comme un enfant des Lumières : « Qui pourrait alors nous dire pourquoi [les] systèmes et politiques [des trois grands monothéismes] ont détruit les exceptionnelles créations humaines antérieures ? » Et combien de plaies, aussi, qui purulent au Mexique « considéré comme en paix, mais qui possède tous les stigmates d’une nation en guerre », lit-on, sous la plume de Cathy Fourez et Lucía Melgar, dans le dossier éloquemment intitulé « Ce Mexique de douleurs… »

C’est tout le paradoxe : pour faire pièce à la barbarie, nous avons besoin, plus que jamais, de barbares, fils, peut-être, des assassins rimbaldiens. Nous avons besoin de flibustiers, à la stature déjà monumentale de leur vivant, comme Michel Le Bris, à qui un sensible dossier, moins stèle que chœur fraternel, est consacré. Nous avons besoin de l’immense Sony Labou Tansi, qui fut de son propre aveu, rappelle Céline Gahungu, « une espèce de vagabond du dire ». C’est que, pour la sauver – et pour nous sauver aussi – il faut livrer la langue à la barbarie, faire sien le précepte de François Augiéras dans Le Voyage des morts : « Certaines phrases étaient d’une structure très française, mais la plupart d’une étrange pauvreté. Cette pauvreté venait de mon instruction très primaire et n’avais-je pas tenu ce raisonnement de sauvage :  j’écrirai avec une telle nullité grammaticale que j’échapperai ainsi à la France ? » On lira d’ailleurs ici quelques pages de Leïla Sebbar sur ce même Augiéras, ce « barbare entre Périgord et Algérie ». 

Mais revenons à Rimbaud, à « Barbare » : « Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. » On croit entendre l’écho de cette pâmoison chez Claudien d’Alexandrie, traduit ici par Jean Miniac : « Qui n’a entendu parler du pouvoir indompté de la terrible torpille/ Et des ressources qu’elle déploie, justement désignées par son nom ? » Nul culte, toujours douteux et un peu niais, du « primitivisme » ici, pas plus que dans les autres pages d’Apulée, mais esquisse d’une attitude. D’une impressionnabilité, si j’ose dire, entre la sensibilité de la plaque photographique à tout ce qui a lieu hic et nunc et un émerveillement devant ce miracle métaphysique qu’est l’être en sa diversité et son intensité. Ce qui se traduit, bien plus élégamment, dans la poésie de Claude Vigée : « Vivre, c’est être là. (…) / Lorsque le lionceau de l’aurore rayonne/ entre les cheveux blonds de cet enfant d’un an, / qu’ai-je à faire au passé, au pays, à l’enfance ? » Il faudrait encore parler, du barbare aux Chants berbères de Kabylie, de Jean Amrouche, réuni ici à Albert Memmi dans un dossier à deux voix. Mais la barbarie qu’est le nombre de signes limité d’une recension m’impose de briser là.

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