Associant chant et électronique, les compositions de Sivan Eldar mettent en musique crise amoureuse et écologique. Portrait de l’une des voix les plus inspirées de la musique contemporaine qui ouvre la nouvelle édition du festival de l’IRCAM, ManiFeste, ce lundi 31 mai.

C’est la démarche leste, presque furtive, une valise à la main, que Sivan Eldar traverse ce matin les larges et lumineux espaces de l’IRCAM. Costume beige, silhouette fine, cheveux relevés, yeux bleus, il émane de la compositrice israélienne quelque chose de clair, de posée et d’affirmée mais aussi de discret, de rêveur et de légèrement aérien. On a l’impression que, même si elle a désormais une idée assez nette du chemin qui est le sien, elle reste consciente de toutes les sinuosités de la vie imaginaire et affective et demeure disponible pour l’inconnu, l’imprévu et la rencontre.

Comment ce chemin s’est-il peu à peu dessiné ? Sivan Eldar commença à étudier le piano à l’âge de cinq ans. Mais – contrairement à beaucoup d’apprentis musiciens poussés par leur famille – c’est elle seule qui prit l’initiative, pendant un séjour à Los Angeles, d’apprendre à jouer de cet instrument. Au début, elle jouait surtout Chopin et Debussy ; puis ce furent les études de Ligeti, les œuvres de Messiaen et de Paul Ben-Haim. Voulait-elle vraiment, alors, devenir pianiste, comme je l’ai lu çà et là ? « Je ne sais pas. Mais je voulais faire de la musique. Surtout, je voulais entrer à la High School for the Arts de Los Angeles. ». Mais voilà, le sort s’en mêle : quelques mois avant l’audition, elle se casse le coude dans un accident. La blessure dut être sévère d’après la cicatrice qu’elle garde encore et qu’elle n’hésite pas à montrer : une zébrure brique qui court encore sur sa peau très claire. Blessure morale aussi : elle souffrit beaucoup de ne pouvoir intégrer la prestigieuse école. « Heureusement, je suis entrée au Conservatoire de Nouvelle Angleterre à Boston. Et, par hasard, mon professeur avait fait une thèse en composition. Il nous faisait composer des petites pièces. C’est à ce moment que je me suis rendu compte que je pouvais devenir compositrice. ».

Imaginer les voix de la nature

À quinze ans, elle quitte Israël définitivement. Toute sa famille y vit encore. Quel rapport entretient-elle avec cette culture et ces paysages ? « C’est curieux : c’est une question qu’on ne me pose jamais. L’hébreu est ma langue maternelle. J’aimerais beaucoup composer en hébreu, encore faudrait-il savoir avec qui… ». C’est qu’en effet Sivan Eldar aime à composer à partir de textes écrits par des auteurs contemporains. Plusieurs de ses compositions récentes – You’ll drown, dearHeave et After Arethusa – ont été créées en collaboration avec la dramaturge britannique Cordelia Lynn. « Je m’intéresse surtout à ce que la musique peut apporter au texte et vice versa. Ce n’est pas une influence littéraire précise et déterminée qui m’a poussée à travailler avec des textes. Cela dit, je dois reconnaître que je viens d’une famille de lecteurs et que je lis beaucoup. En ce moment je suis plongée dans les œuvres complètes de James Baldwin. J’ai été très impressionné par La Chambre de Giovanni, par exemple. C’est étrange  car Baldwin vécut un temps à la fondation Camargo, à Cassis, où je suis actuellement en résidence. Quand j’étais plus jeune, j’ai été marquée par La Reine de la salle de bains, la pièce satirique de Hanoch Levin. J’écris aussi des poèmes pour moi-même, mais ils ne sont pas destinés à être montrés. ». Pourquoi avoir choisi de travailler avec cette écrivaine en particulier ? « C’est d’abord parce que l’univers de Cordelia est différent du mien. Cette différence me pousse à explorer de nouvelles directions et à quitter ma zone de confort. Et puis son écriture a une caractéristique que je cherche dans la musique : c’est une écriture qui coule naturellement – ni trop académique ni trop décorative – ; une écriture qui nous plonge immédiatement dans les émotions et les atmosphères décrites. ».

C’est justement une composition écrite en collaboration avec Cordelia Lynn qu’elle présentera le 31 mai au Festival ManiFeste : Heave (dans sa version pour une voix seule), un morceau créant un dialogue entre le monde souterrain et le monde terrestre. « Dans la musique électronique – on le sait depuis Stockhausen – existe un élément spirituel. Car le son est déconnecté de sa source et de tout référent réel. Avec l’électronique, je ne cherche pas à créer des sons qui ressembleraient à des sons existants. Je n’ai aucune envie, par exemple, d’aller sur le terrain pour enregistrer le bruit des fourmis (rires). Non, je cherche à créer un son imaginaire. Et qu’est-ce qui peut davantage stimuler l’imagination que les sons impossibles à entendre ? Les racines qui poussent par exemple… Les micro-organismes m’intéressent avant tout parce qu’ils sont complexes. Je suis inspirée par les choses que nous ne connaissons pas. ». Une telle exploration, on s’en doute, a aussi une dimension écologique. Sivan Eldar a été marquée par la lecture d’un essai de l’anthropologue américaine Anna Lowenhaupt Tsing : Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme. « À partir de l’étude du champignon Matsutake qui pousse dans les paysages ruinés par l’activité humaine (ce fut notamment le premier organisme à germer sur les sites d’Hiroshima et Nagasaki), Anna Tsing montre qu’il existe des analogies entre les manières dont la nature survit et les modèles humains de survie. Ces analogies sont belles. Elles m’inspirent et me poussent à écouter les voix de la nature. ».

Un espace sonore ralenti et étiré

Heave nous donne à imaginer ces voix, certaines de ces voix du moins, des voix amoureuses se rejoignant, se séparant, tâchant de se rejoindre à nouveau. Le morceau déploie un monde musical riche et intensément mélancolique, alternant les textures sonores dans une progression lente, intense, poignante :  « j’ai souvent l’impression, quand j’écoute un morceau, qu’il contient de très beaux moments mais qu’on passe trop vite à quelque chose d’autre alors que j’aurais aimé qu’on reste là un peu plus longtemps. J’ai ressenti cela, par exemple, en écoutant Audiodrome de Fausto Romitelli, une très belle pièce par ailleurs. La question guidant mon processus de composition serait donc la suivante : combien de temps doit-on rester dans un espace sonore ? Et combien de temps doit durer la transition entre ces espaces ? En fait, je compose des cellules sonores que je rejoue ensuite avec des microvariations (soit une variation rythmique, soit une variation de vitesse, soit une variation harmonique). Je crois que c’est une caractéristique de ma musique : elle change très graduellement. Un peu comme dans la vie cellulaire. ». Même chose avec l’opéra : Sivan Eldar a une prédilection pour les œuvres qui – comme L’amour de loin (Kaija Saariaho), Pelléas et Mélisande (Debussy), Wozzeck (Berg) ou Le Château de Barbe Bleue (Bartok) – « restent dans un espace où tout est ralenti, étiré, et s’autorisent à ne pas avoir de climax”. Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, d’admirer des opéras comme Peter Grimesde Britten ou Les Bienveillantes d’Hector Parra (qui l’accompagna à l’IRCAM) parvenant à maintenir une force dramatique et une énergie constantes.

Juliet Frazer a donné une très belle version de Heave (sur son disque Spilled out from Tangles) mais, en raison de la crise sanitaire, ce n’est pas elle qui la chantera à Paris mais le contre-ténor Gilhem Terail. « Je suis contente parce qu’il va donner une autre version de ce morceau, il va lui apporter une autre couleur. De manière générale, je n’indique pas d’indication de genre sur mes partitions. Je me contente de noter, comme on le faisait autrefois, « pour voix haute » ou « pour voix basse ». Elle affirme volontiers aimer les voix libres, les voix sans tension dégageant un sentiment de liberté physique. Elle cite celles de Nathalie Dessay, de Jessye Norman, de Lorraine Hunt-Lieberson, de Nathalie Stutzmann et de Willard White. Ou encore celle de la chanteuse R’nB, Amiyra Leone, découverte dans un club de jazz à New York, pour laquelle elle composa un beau solo pour voix : A Woman Spilled.

Sivan Eldar travaille actuellement à la composition de son premier opéra, Like Flesh, dont la première aura lieu en janvier 2022 à l’Opéra de Lille. Même si elle vient d’une famille d’amateurs d’art lyrique, elle n’a pas toujours nourri le désir de composer un opéra. Avec Cordelia Lynn, elle a imaginé une histoire inspirée de l’histoire d’Apollon et Daphné, comme elle fut racontée par Ovide et Tedd Hughes. Like Flesh narre l’histoire de deux hommes et d’une femme qui se transforme. « Toutes mes compositions sont avant tout des histoires d’amour. Like Fleshraconte une histoire d’amour entre trois personnes. L’une change beaucoup. Et les deux autres n’arrivent pas à comprendre ce changement. Est-ce qu’ils peuvent faire quelque chose ? Sachant qu’il est parfois mieux de ne rien savoir… ».

Parmi ses projets, outre un quatuor pour voix et un concerto pour percussion, on est particulièrement impatient d’écouter After Arethusa(encore l’histoire d’une nymphe, Aréthuse donc, échappant à un dieu…) qui sera donné par l’ensemble Accentus à la Biennale de Venise. Sinon elle prend cette après-midi un train pour la Suisse (d’où la valise…) où le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel lui a demandé de créer une installation pour une exposition sur le papier intitulée « Papier sonore, pigments vivants ». « Je me suis inspirée des pigments qui existent dans certaines grottes préhistoriques où les peintures ont été altérées par des bactéries et des champignons. Ces pigments changent et se transforment si bien qu’on a le sentiment que ces très anciennes peintures sont vivantes. ».

Un lieu donc où les voix de la nature rencontrent celles de l’esprit. Ce qui, en somme, pourrait, tout aussi bien servir de définition à la musique de Sivan Eldar.

Heave de Sivan Eldar. L’oeuvre sera jouée – avec des morceaux de Roque Rivas, Carlos Franklin, Philippe Leroux et Oren Boneh – en Ouverture 1 du Festival ManiFeste le lundi 31 mai à 20 h 30 dans la Grande Salle du Centre Pompidou. Le concert sera diffusé sur la chaîne YouTube de l’IRCAM et manifeste.ircam.fr