Retour d’un grand écrivain brésilien, Luiz Ruffato, avec Remords. Une langue viscérale.

Brésil-Baltimore : grand écart géographique, mais l’imagination et les réminiscences ont de ces souplesses… Aussi ai-je pensé à Poe, en lisant Remords, comme si se tissaient de secrets échos entre cette extraordinaire chronique d’un Brésil blessé et, justement, les Histoires extraordinaires. Est-ce parce que la sœur suicidée d’Oséias, le narrateur, répond au prénom de Ligia et est donc, à une lettre près, jumelle de Ligeia ? Est-ce parce que, de retour à Cataguases, la ville de sa jeunesse, dans le Minas Gerais, Oséias achoppe sur un passé omniprésent mais inaccessible, sur des figures et des lieux familiers, et pourtant à jamais modifiés par le temps ? Et qu’il emprunte alors, au corbeau de l’Américain, son célèbre refrain ? « Plus jamais ces après-midi (…) … Plus jamais les spaghettis du dimanche (…) … Plus jamais les vacances à Rodeiro (…) … », scande ainsi Oséias. Ou est-ce parce que ce Minas Gervais où règnent, tyranniques, la précarité ordinaire, le ressentiment des petites gens, l’indifférence des potentats locaux, les bouts de chandelle du dénuement, la frustration de la stase provinciale –, est-ce parce que ce monde frappé au sceau d’un réalisme implacable, qui n’ignore nul geste, nulle marque de boisson ou de voiture, nulle odeur, est aussi voilé d’une brume de fantastique ?

Toujours est-il qu’Oséias partage avec les personnages de Poe la même obsession : retenir ce passé qui lui file entre les doigts. Et qui, c’est tout le paradoxe cruel, remonte pourtant, torrentiellement, au fil de phrases fluviales roulant les souvenirs de la mère couturière, des oncles italiens, du père tombé de Charybde en Scylla, de l’alcoolisme à l’hôpital, après la mort de Ligia… Un retour au pays qui évoque tantôt Reverzy, tantôt Lagarce… « Phrases fluviales », disais-je ? Plutôt le jet d’un liquide moins glorieux, comme l’urine d’Oséias qui, rituellement, se soulage. Quand il n’est pas pris de nausées. Et c’est tout le livre qui semble soumis à une vidange généralisée : détritus du quotidien, sueur, crasse, tout ce que les travaux et les jours rejettent et ignorent vient ici s’agglomérer dans le récit d’Oséias. Luiz Ruffato prouve quel incomparable rythmicien de la prose il est, écrivant en longues coulées interrompues, ou plutôt relancées, comme la frappe d’une percussion, par des scènes qui se répètent, des phrases qui reviennent en ritournelles.

Seuls les blancs viennent faire barrage. Les blancs du texte, ces crochets vides de points, coïncidant sur la page avec ces instants de sommeil où s’éclipse temporairement la conscience du narrateur, brève syncope avant que ne reprenne le déversement. Mais aussi et surtout un blanc narratif, quelque chose qui peine à émerger dans les mots. Qui, comme un goulet d’étranglement, ralentit la parole, la retient, la contraint à n’avancer que par rigoles. Jusqu’au moment où, porté par son débit, le livre passe en force. C’est du grand art – l’art de l’aveu. Remords est le flux d’une confession. Une confession, comme, on y revient, certains des meilleurs récits de Poe.

Luiz Ruffato, Remords, traduit du brésilien par Hubert Tézenas, Métailié, 256 p., 20 €