Quelques jours après un concert d’anthologie enregistré pour Philharmonie Live auquel Transfuge a eu la chance d’assister, rencontre avec le jeune chef Klaus Mäkelä, qui s’apprête à devenir le nouveau directeur musical de l’Orchestre de Paris.
Tout semble calme et serein autour de Klaus Mäkelä, alors que, deux jours seulement après un somptueux concert donné dans la Grande salle Boulez de la Philharmonie, il m’apparaît sur zoom, vêtu d’un costume clair et installé dans une pièce lumineuse décorée de toiles abstraites, aussi rythmées que colorées. Tellement calme et serein d’ailleurs qu’assez rapidement, tandis que nous évoquons le programme du concert (Ravel, Bartok, Bruckner) mais aussi son parcours et ses ambitions, le musicien finlandais m’apparaît comme un bel exemple de ce que Emerson appelle la confiance en soi : une confiance fondée non sur la prétentieuse suffisance du carriériste mais, plutôt, sur l’intime certitude que nous sommes capables de toujours aller au-delà de nous-mêmes afin de créer quelque chose d’absolument unique et universel. Je suis frappé, alors que nous échangeons, de ce qu’aucune crispation ni lassitude ne se mêlent à la façon dont il est ouvert avec moi. Comme s’il était, en somme, parfaitement au diapason de sa carrière et de son destin extraordinaires.
Le choc Carmen
C’est que, vous le savez sans doute – l’annonce a été amplement commentée – Klaus Mäkelä vient d’être nommé, à vingt-quatre ans seulement, directeur musical de l’Orchestre de Paris, succédant à ce poste à des personnalités aussi prestigieuses que Daniel Harding, Paavo Jarvi, Daniel Barenboim, Georg Solti, Herbert von Karajan et, bien sûr, Charles Munch. Si vous partez à la pêche aux informations sur la trajectoire de ce jeune chef finlandais, vous lirez un peu partout qu’il vient d’une famille de musiciens : le père, violoniste, la mère, pianiste. Enhardi par son abord ouvert et souriant, je me permets assez vite de lui faire remarquer que, certainement un tel background aide à développer l’oreille musicale, mais qu’après tout, avec le même capital génétique et la même éducation, il aurait tout aussi bien pu devenir médecin, banquier ou – que sais-je ? — basketteur (Mäkelä est très grand, un peu comme Yves Saint-Laurent). Il en rit de bon cœur : « vous avez raison mais la première chose dont je me souvienne c’est de voir et d’entendre mes parents répéter ensemble. C’était absolument fascinant pour moi. D’autant que je voyageais avec eux pour écouter leurs concerts. Puis les choses sont devenues plus concrètes, plus réelles, quand je me suis mis à jouer du violoncelle. J’avais alors un goût marqué pour Mozart. Un goût que, d’ailleurs, j’ai conservé jusqu’aujourd’hui. ». Après, les choses semblent s’enchaîner naturellement : à sept ans, il commence à chanter dans la maîtrise de l’Opéra de Finlande. Le premier spectacle auquel il participe – une représentation de Carmen – le marque durablement : « j’ai été fasciné par la force et la beauté de l’expression artistique spécifique qu’est l’opéra. Depuis, j’ai voulu être chef d’orchestre. J’en rêvais. J’écoutais des CD. J’essayais de déchiffrer des participations. Mes œuvres préférées étaient celles auxquelles je participais en tant que chanteur : La Tosca, La Bohème, Boris Godounov, La Femme sans ombre. À l’époque, mon grand héros était le violoncelliste russe, Daniil Chafran. J’aimais aussi beaucoup Nicolas Harnoncourt, tant pour sa direction d’orchestre que pour ses essais théoriques inspirants. ». Alors qu’il vient d’avoir douze ans, une chance s’offre à lui : le chef d’orchestre Jorma Panula ouvre une classe de direction d’orchestre à l’Académie Sibelius et recherche les élèves les plus jeunes possibles. Mäkelä est accepté dans sa classe. Il y restera pendant cinq ans.
À nouveau, il est nécessaire de marquer une petite pause dans notre récit, les choses pouvant parfois paraître trop limpides ou simples s’agissant de la trajectoire du jeune chef. C’est qu’en effet Jorma Panula, son professeur donc, a formé tous les grands chefs d’orchestre finlandais contemporains : Esa-Pekka Salonen (ancien directeur musical du Los Angeles Philharmonic orchestra), Mikko Franck (actuellement à la tête de l’orchestre philharmonie de Radio France), Sakari Oramo (chef de l’orchestre symphonique de la BBC), Jukka-Pekka Saraste (longtemps à la baguette de l’orchestre symphonique de Cologne), Osmo Vanska (directeur musical de l’Orchestre du Minnesota) ! Comment une telle réussite pédagogique est-elle possible ? Quel est le secret de ce diable de Panula ? Mäkelä sourit de mon étonnement : « c’est tout simplement l’un des plus grands pédagogues en matière de direction d’orchestre qui n’ait jamais existé. Il savait s’adapter à chaque élève et lui donner des conseils spécifiques. D’ailleurs aucun de ses élèves n’est devenu une copie de lui. Tous les chefs finlandais sont très différents. C’est un homme typiquement finlandais : il ne parlait pas beaucoup (rires) mais tout ce qu’il disait était pertinent… Surtout, il avait mis en place une méthode particulière : chaque semaine nous dirigions un ensemble. Ainsi la direction devenait pour nous une chose très naturelle. Je n’ai jamais été nerveux sur un podium. Enfin, chacune de nos prestations était filmée. Ainsi nous nous améliorions en regardant et analysant ensemble les vidéos. ».
Un naturel confondant
C’est en effet peu dire que de constater que la direction de Mäkelä n’a rien de fébrile. À l’observer conduire la pourtant échevelée et composite 9e Symphonie de Bruckner, il s’en dégageait même une décontraction qu’on qualifierait volontiers d’insolente si elle avait transpiré la moindre arrogance. Mais aucune trace de fatuité ici. Émane, du moindre de ses gestes, de la moindre de ses postures, un naturel confondant : que ce soit la manière de se soulever sur une seule jambe pour se hisser de tout son long, de regarder un peu longuement un musicien, de lui sourire, d’esquisser un pas de danse ou de mimer un rythme. Il analyse : « les musiciens de l’Orchestre de Paris sont capables de réagir à tout. Et cela en une seconde. Mes gestes sont toujours pour l’orchestre, jamais pour le public… La chose la plus importante dans la direction d’orchestre, c’est qu’elle doit être naturelle et spontanée. Si vous voulez commander, cela ne marche jamais. Diriger c’est, avant tout, savoir comment communiquer ses pensées. Peu importe comment vous le faites. Vous savez, en dernière instance, un chef d’orchestre est d’abord un musicien. La dimension technique de la direction d’orchestre n’est pas très difficile. Il n’est compliqué ni de battre la mesure ni de lire une partition. Même un singe peut diriger un orchestre (rires) ! ». Communiquer ses pensées certes, mais encore faut-il que lesdites pensées soient pertinentes et fécondes ! Pour ma part, à écouter son interprétation de Bruckner, j’ai été frappé par un parfait équilibre entre amplitude et sens des détails, par un fructueux et magique dosage entre l’analyse et l’organique. C’est son style car, bien entendu, les chefs d’orchestre, eux aussi, ont un style. Comment le travaille-t-il ? L’affirme-t-il ? « Vous savez, je suis passionné d’horlogerie, j’aime comprendre le mécanisme des montres. Je décompose un morceau en de multiples petites structures. Et je l’analyse. Puis je rassemble ces petites structures. Quand on travaille une partition, on se pose sans cesse des questions : pourquoi cette note ? Pourquoi ce rythme ? Et puis, lentement, très lentement, on trouve des réponses. Il est aussi important de bien connaître l’histoire. S’agissant de Bruckner il faut se demander d’où il vient. Trop souvent les gens pensent que Bruckner vient de nulle part. Alors que, selon moi, l’œuvre symphonique de Bruckner est la continuation de celle de Schubert. ».
Quelque chose à accomplir
En tant que programmateur, il cherche la diversité avant tout. Il aimerait programmer aussi bien le baroque Johann Adolph Hasse que de nombreux nouveaux compositeurs : « J’adore découvrir de nouvelles voix. Il apparaît constamment de nouveaux morceaux, de nouvelles compositions. Il existe des compositeurs à qui je fais confiance et auxquels je passe des commandes car il est important pour un compositeur d’avoir un rapport privilégié avec un chef et un orchestre. Mais il faut toujours rester à l’affût. C’est curieux, il y a toujours des modes dans la musique contemporaine. En ce moment, beaucoup de compositeurs intéressants viennent d’Islande comme Daniel Bjarnason. Mais aussi des États-Unis comme Andrew Norman (l’un de mes compositeurs préférés) et Jimmy Lopez. » Et peut-on l’imaginer diriger des versions de concert d’opéra, lui qui, jeune, a tant vibré aux amours de Carmen et de Don José ? « Oui, c’est vraiment quelque chose que j’ai à cœur d’accomplir. D’autant que la salle et l’acoustique de la Grande salle Boulez offrent de nombreuses possibilités de dispositif spatial pour interpréter des opéras en version de concert. Vous imaginez Tristan et Isolde ou Pelléas et Mélisande dans cette salle ? ». D’autant qu’il y insiste, l’acoustique y est proprement extraordinaire : « j’étais content d’entendre la symphonie de Bruckner l’autre jour. J’avais le sentiment que la musique résonnait dans la salle comme un orgue peut le faire dans une église. ».
Dans ses rares loisirs, Klaus Mäkelä visite les musées d’art moderne, s’occupe d’horlogerie et aime découvrir de nouveaux vins. Laissez-lui le temps, comme tout grand cru, de mûrir dans les bonnes conditions. Celles-ci semblent aujourd’hui être réunies.