L’époque est d’une tristesse absolue. Nous pouvons faire comme si, regarder ailleurs, l’heure est à la déploration. Pour une fois, une déploration justifiée. La mort est de nouveau maîtresse du jeu en cette fin d’année. Morts à l’hôpital, mort avec ce couvre-feu de notre liberté d’agir, mort de moins nous voir, mort d’un hussard noir de la République par décapitation, et une économie qui n’en finit pas de s’effondrer.
La tristesse mène à la tristesse. Comment ne pas faire de liens entre cette situation catastrophique et des livres qui paraissent, habités par le ressentiment, la haine et le désespoir. Car que sont des livres comme celui d’Alice Coffin, Le Génie lesbien (Grasset) ou celui de Pauline Harmange, Moi les hommes, je les déteste,(Le Seuil) qui hurlent leur détestation des hommes, sinon des brûlots bêtes, vengeurs et de surcroît inefficaces à la cause ? Le monde est tombé bas, et les haines ressurgissent, le ressentiment s’exacerbe, de la gauche identitaire, à la droite nationaliste zemmourienne, en passant par les islamistes.
Dans ce marasme morbide, des voix s’élèvent. Des voix que nous soutenons à Transfuge depuis toujours et encore plus depuis quelque temps. Des voix de conciliation, qui désirent la paix, qui construisent un monde où l’humanité serait vivable. Léonora Miano est de ces auteures qui pensent l’avenir. Elle se demande comment nous pourrions vivre moins mal les relations entre Français afrodescendants et Français d’origine. Son livre s’intitule Afropea-utopie post-occidentale et post-raciste (Grasset). Son propos vise à l’apaisement et pour ce faire, elle invente ce concept d’Afropea, où l’on définirait l’homme au-delà de sa couleur de peau. Ni assimilationnisme, c’est-à-dire oubli de la culture d’origine, prôné par la droite, ni communautarisme, idée de la gauche identitaire. L’identité n’est pas dans la couleur, elle est dans la culture et dans le vécu, écrit-elle. À cause de l’histoire coloniale, les Afroeuropéens se vivent souvent comme des victimes, mais Miano estime qu’il faut arriver malgré ce passé qui passe si difficilement, à sortir de cette « lamentation », afin de reconstruire une double identité. Elle demande d’une part à ces Afroeuropéens d’être sans ambiguïté sur leur appartenance européenne, et demande d’autre part aux Européens « blancs” de ne plus associer exclusivement l’Europe à la blancheur de peau. Elle invente une terminologie afin de rayer ces mots de « racisé », ce mot de « race », qui ne renvoient à aucune réalité puisque la « race » n’existe pas, sauf à donner raison aux Nazis. Notons enfin que c’est un livre qui marque le refus de se construire pour un noir contre le « blanc occidental » : «quand vous avez dit blanc vous n’avez rien dit sur l’individu qui est en face de vous », dit-elle.
Mais Miano ne va pas assez loin. Car nous savons bien que les communautés n’existent pas, elles sont une construction mentale visant à faire croire que nous ne sommes pas seuls. L’individu n’est qu’individu, il n’appartient en réalité à personne, ni à une famille, ni à une communauté, ni à la société, ni à une nation. Relisez Kafka, vous comprendrez mieux. Alors pourquoi se cantonner à deux identités communautaires ?
Le livre d’Abnousse Shalmani, Eloge du métèque, (Grasset), est une merveille. Elle accole à ce mot de métèque celui de flottement, de racines qu’on s’invente, au fil de son existence. Elle cite Kundera, qui écrit qu’il faut « trahir ses origines », « sortir du rang », « partir dans l’inconnu ». Elle cite Aimé Césaire : « je serai un homme juif, un homme cafre, un homme hindou (…), un homme de Harlem (…) ». Oui, quand je lis Naguib Mahfouz, Adonis, ou Gamal Ghitany, la culture arabe infuse en moi, invisiblement ; quand j’écoute Charlie Parker, Dizzy Gillepsie ou Art Blakey, quelque chose de l’Afrique, et de l’Amérique, résonne en moi, invisiblement ; quand je lis Shakespeare, quelque chose de l’Angleterre vit en moi, invisiblement ; quand je lis Chateaubriand, quelque chose de mon pays d’origine vibre en moi, invisiblement, etc. Mon identité se meut en permanence, se construit et se déconstruit au gré des rencontres, de l’Histoire, rien n’est fixé d’avance, ce qui me détermine n’est qu’écume par rapport au flot de l’existence qui m’emporte. Voilà à quoi ressemble le métèque de Shalmani, cet être libre, errant, cherchant un sens à sa vie, bien plus perdu que ce qu’il veut bien admettre. Le métèque s’invente lui-même sans cesse, et n’appartient à aucun camp : il abhorre cette phrase bête et dangereuse, « choisis ton camp camarade». Il sait que le campisme est l’autre nom de la volonté de pouvoir, et ce au détriment de la recherche de la vérité qui toujours échappe.
La vérité est du côté du métèque, seul, conscient de l’anarchie du monde, sensible en lui à toutes les pulsions, affects chaotiques, influences qui le traversent. Ce métèque, c’est aussi la figure de l’artiste, ce pourquoi à Transfuge, nous aimons tant les accueillir dans nos pages.