Algérien, marxiste, antisioniste, le cinéaste Jean-Pierre Lledo a opéré un lent et tardif retour vers ses racines maternelles juives. Cette bascule existentielle est le sujet d’Israël, le voyage interdit, film-fleuve qui sonde la société israélienne et la pensée juive.
S’il y a quelqu’un qui fait honneur au nom ouvert, voyageur et cosmopolite de ce magazine, c’est bien le réalisateur de documentaires Jean-Pierre Lledo. Plus « transfuge » que lui, t’es Zelig. Fils d’une juive « pied noire » et d’un communiste espagnol, Lledo est né en 1947 à Tlemcen, a grandi et longtemps vécu en Algérie, pays dont il portait fièrement la nationalité. Il était marié à une Algérienne avec laquelle il eut deux enfants. Il était par ailleurs marxiste, anticolonialiste, pro-palestinien, contempteur d’Israël. Longtemps, il a nourri le rêve communiste d’une Algérie démocratique, laïque et cosmopolite, jusqu’au moment où il dut se résoudre à quitter définitivement le pays, en 1993, menacé de mort par les islamistes. Jean-Pierre Lledo vient alors vivre en France, poursuivant son activité de cinéaste mais sans jamais se sentir pleinement français après quarante-six années de vie algérienne. En 2008, son film Histoires à ne pas dire est sélectionné au Festival de Jérusalem, le confrontant à un profond dilemme : « y aller ou pas ? Bien que Juif du côté de ma mère, j’étais depuis toujours Algérien, communiste, pro-palestinien… Mais ma fille Naouel trouvait que c’était une bonne occasion de connaître la partie israélienne de notre famille, ce qu’elle désirait fortement. Histoires à ne pas dire était non seulement interdit par les autorités algériennes, mais aussi vilipendé par mes anciens amis communistes algériens. Je me suis dit que si j’avais affronté des tabous algériens, je pouvais bien outrepasser mon tabou israélien. Auparavant, je faisais partie de la société algérienne par sa composante communiste : désormais, j’étais seul, je devais prendre ma responsabilité d’homme libre. J’ai donc décidé d’aller à ce festival. ».
Pour Jean-Pierre et Naouel, ces quatre jours à Jérusalem sont un choc. Tout les bouleverse et ils ont l’intuition immédiate que ce pays est plus riche, complexe, intéressant que le réducteur tiroir colonial dans lequel Jean-Pierre l’avait classé jusqu’alors. Lledo poursuit : « quand j’ai commencé à habiter en Israël à partir de 2011, je me suis senti vraiment libre pour la première fois de ma vie. Je n’ai aucune nostalgie de l’Algérie. Quand on est minoritaire dans un pays arabo-musulman, on n’est pas vraiment inscrit dans la société, sauf si l’on est marié avec une personne arabo-musulmane, ce qui était mon cas durant quarante ans. Le communisme était l’autre façon de s’inscrire dans cette société. J’ai voulu considérer l’Algérie comme mon pays, j’ai fait tous les efforts pour être pleinement algérien, mais je n’ai jamais été accepté totalement comme tel. Mon pays, mon peuple, je l’ai finalement trouvé pleinement en Israël et c’est ce processus que raconte mon film. En marchant dans le marché populaire de Jérusalem continue Lledo, j’ai eu l’impression de marcher à nouveau dans le marché juif d’Oran de mon enfance. La grande interrogation pour moi, c’est qu’est-ce qu’être juif ? Est-ce une religion, un peuple, une pensée, une ethnie, une nationalité ? Cette question déroute l’humanité entière et fait qu’il existe des antisionistes et des antisémites. Ils se disent « si être juif est une religion, qu’est-ce qu’ils foutent en Palestine ? ».
Le film montre des réalités israéliennes qui nuancent certaines idées reçues, par exemple celle d’un pays raciste. Car si la politique israélienne est hautement contestable, la société est diverse (20 % des Israéliens sont Arabes). Non seulement Juifs et Arabes se croisent tous les jours dans les rues, mais les Juifs israéliens eux-mêmes sont issus de toutes les ethnies et régions du monde (on en voit dans le film venus d’Europe, du Maghreb, d’Irak, d’Égypte, du Yemen, de Sibérie, d’Afghanistan…). Le réalisateur se souvient : « les communistes algériens se battaient pour une Algérie multiethnique, rêve qui ne s’est jamais concrétisé. À l’inverse, j’avais une vision d’Israël mono-ethnique. Or, en y débarquant, j’ai tout de suite été frappé par la diversité des gens. Des tas d’idées reçues sur ce pays s’effondrent quand on est sur place. ».
Le reproche encouru par le film et par son réalisateur, c’est de ne pas donner beaucoup d’espace à LA question qui obnubile tout le monde. Israël, le voyage interdit montre ce qui est beau et intéressant dans la culture juive et dans la société israélienne, et dans un monde idéal, cela ne devrait pas poser problème. Mais la critique politique du pays est faiblement présente dans le film (quoique présente malgré tout), et si les Arabes israéliens s’y expriment largement, les Palestiniens en sont absents, comme dans cette longue séquence à travers Hebron où l’on voit la ville sans rencontrer ses habitants. Le film serait-il trop angélique sur Israël ? Jean-Pierre Lledo s’en défend : « je ne voulais pas faire un énième film sur le conflit israélo-palestinien, je voulais me concentrer sur la question « qu’est-ce qu’Israël, ce pays que j’avais longtemps refoulé ? ». Cela dit, les Arabes israéliens sont très présents dans mon film et ils se considèrent tous comme Palestiniens. L’un d’eux, très pugnace, est le maire adjoint d’Akko et fait partie d’un mouvement islamiste. Dans le deuxième volet du film, il y a aussi vingt minutes d’extraits de discours palestiniens très violents contre Israël ou contre les Juifs. On ne peut donc pas dire que les Palestiniens sont absents du film. Je ne voulais pas faire un film façon télé où l’on distribue toutes les opinions à part à peu près égales pour faire un film soi-disant objectif. Je tenais à confronter mes propres préjugés anti-israéliens à la réalité israélienne que j’ai découverte par hasard grâce au festival de Jérusalem. C’est ça le sujet du film : moi et Israël ».
Israel, le voyage interdit, un documentaire en quatre parties (Kippour, Hanoukah, Pourim, Pessah) de Jean-Pierre Lledo, Nour Films, sortie le 7 octobre.
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