kimKim Chong-hak fait l’objet d’une carte blanche au musée Guimet. Ou quand la peinture restitue la générosité vitale de la nature. Entretien avec Pierre Cambon, commissaire de l’exposition. 

Kim Chong-hak (né en 1937), à qui le musée Guimet accorde une carte blanche aussi somptueuse et stimulante que ses grands formats opulents, est un paysagiste. A condition de rajouter aussitôt que son paysage de prédilection est rien moins que le cosmos. L’immense prairie de Sauvagerie primitive, dont l’épais tapis végétal fait un écrin d’un vert dense à cette infra-vie palpitante qui est celle des papillons et des oiseaux ; cet Automne où se déploient les nuances chromatiques de la glèbe sur le point d’entrer en sommeil – il s’agit toujours pour lui de traquer quelque chose comme une pulsation vitale. Une pulsation qui circule d’un être à l’autre, irrigue tous les échelons de la Création. Jean Paulhan remarquait qu’il n’y a qu’une sorte de réalité qui nous touche : celle qui est sur le point de disparaître. Mais si Kim Chong-hak nous touche tant, c’est parce que la réalité, sous son pinceau, très éloignée de disparaître, n’a jamais été aussi présente, tant elle vibre intensément. Promenade dans cette nature foisonnante en compagnie de Pierre Cambon, commissaire de l’exposition et conservateur des collections coréennes du MNAAG.

Comment explique-t-on le virage pris à la fin des années 70 par Kim Chong-hak, qui choisit de se tourner vers la figuration ?

Ce virage s’explique par des raisons conceptuelles, mais aussi personnelles. C’est paradoxalement, lors de son séjour à New-York, de 1977 à 1979, qu’il se tourne vers la figuration. L’abstraction pour lui s’avère être une impasse et l’éloignement de son propre pays avive la nostalgie des lieux qu’il a quittés. Ce virage illustre une rupture radicale dans le parcours qu’il avait suivi jusqu’alors ; il illustre aussi un nouveau départ sur le plan affectif, puisqu’il divorce en 1980, à son retour en Corée, et refait sa vie sur des bases différentes. Il s’installe loin de Séoul, de son agitation, du microcosme des artistes, des galeries ou bien des journalistes, au coeur des Monts Soreak, à l’Est de la péninsule – retour à la nature, à la tradition coréenne, au silence et à la liberté de vivre ou simplement de peindre. La Corée au temps du régime militaire est prise entre deux courants diamétralement opposés, l’école du monochrome, Dansaekhwa, ou le réalisme engagé, sur le plan politique et social, l’art Minjung. Lui-même botte en touche et ouvre une nouvelle voie.

Sauvagerie primitive, le titre, tout comme la toile avec le sentiment de profusion surabondante qui en émane, semble évoquer les forces créatrices de la nature. Peut-on parler de panthéisme chez Kim Chong-hak ? 

Oui, Kim Chong-hak se réfère d’ailleurs explicitement au Shamanisme, qui est une tradition locale et renvoie aux origines même du peuple coréen, dont la langue n’est pas chinoise, mais appartient au groupe ouralo-altaïque. La Nature a sa vie mystérieuse, son énergie sauvage et sa vitalité qui échappe à l’entendement humain. Elle suit son propre rythme, scandé par le cycle des saisons et le souffle est partout, dans la terre et dans l’air. Kim Chong-hak s’immerge dans cette surabondance, la déclinant sur un mode lyrique et quasi symphonique, ne reculant devant aucune simplification du dessin, au risque parfois de donner l’impression d’une vision naïve et enfantine, pour mieux suggérer l’éblouissement du monde, et sa force sous-jacente. Comme Nam June-Paik (1932-2006), dont il est le cadet de cinq ans, Kim Chong-hak se libère de tout code établi.

Dans la vidéo qui est diffusée à l’occasion de cette carte blanche, Kim Chong-hak mentionne Cézanne. En quoi le peintre français a pu influer sur le travail de Kim Chong-hak ?

 Kim Chong-hak sort du département de peinture occidentale à l’Université Nationale de Séoul, et la peinture française, et notamment Cézanne, y est une référence. Si parler d’influence est sans doute aller un peu trop loin, l’exemple de Cézanne, toutefois, ne peut pas ne pas avoir suscité l’intérêt du peintre coréen, par son goût de la peinture en plein air, son souci de la lumière et surtout de la couleur, par ce jeu de l’artiste français entre construction et dé-construction de la forme, entre figuration et abstraction. La Montagne Sainte-Victoire est à la fois un paysage et l’un des plus beaux sites de France, mais en même temps un jeu de volumes d’allure presque géométrique, un peu comme les peintures des Monts Seorak telles que les représente Kim Chong-hak. Celui-ci renoue aussi avec la tradition du 18ème s. dans son propre pays qui voit Chong-son (1676-1759) ou Kim Hong-do (1745-1814) peindre les plus beaux sites de Corée.

L’Automne, avec ses teintes terreuses, comme étouffées, est placé à côté de deux coffres à décor peint du 19e. Pourquoi ce rapprochement ? Pour indiquer quelque chose comme une filiation, une communauté d’inspiration ? 

Il y a un chromatisme spécifique à la Corée Choson, la dernière dynastie (1392-1910), qui évoque l’Italie, un chromatisme qui joue sur les ocres, le jaune, la terre de sienne, ou juxtapose des alliances improbables comme le rose, le vert, le bleu, le noir ou bien le blanc. Kim Chong-hak est sensible à cette esthétique coréenne, au point d’être un collectionneur compulsif d’objets de toute sorte, textile ou mobilier ( il fait don au Musée National de Corée de 500 pièces Choson, en 1986, et a une salle qui lui est consacrée, dans la galerie des donateurs). L’installation d’Automne entre un meuble de sa collection personnelle, étagères aux formes épurées, et deux coffres donnés au musée Guimet par Victor Collin de Plancy, en 1893, s’inscrit dans cette logique : même goût pour la nature avec ces arbres en fleurs ou ce bestiaire sauvage même sens des coloris très vifs et du dessin rapide qui n’est pas sans humour avec ces scènes animalières reproduites sur écaille, même sens aussi de la rigueur, de la géométrie.

Plus largement, quels ont été les critères pour choisir l’emplacement des toiles parmi les objets coréens ?

Le choix s’est fondé, outre la question des formats et celle des espaces (puisque la mentalité en Corée est toujours de voir grand, et se traduit dans l’art contemporain par des toiles souvent de très grande taille), par un jeu d’écho et de correspondances, un jeu de résonances. La seule influence dont se revendique Kim Chong-hak est celle de Chusa (1786-1856), un calligraphe du 19ème s. unanimement respecté en Corée pour l’énergie et la force de son trait. Printemps s’est retrouvé ainsi dans la rotonde Lee Ufan, avec un paravent sur le thème du paysage et des quatre saisons, quand les toiles sur les murs évoquent l’hiver, ou les érables rouges. Dans les salles voisines. Rivière, Automne, Vignes et Herbes folles évoquent le cycle immuable et le temps qui s’en va, traduisant selon d’autres codes l’impermanence bouddhique des bannières du 18e siècle, quand été et lune suggèrent les paysages de Coré, son goût pour les jardins.

Je suis frappé par les points de vue inattendus de certaines toiles : Vignes semble être à hauteur d’insecte, Rivière donne une impression de basculement. S’agit-il de nous amener à modifier notre regard ? 

Kim Chong-hak s’inspire de la Nature, mais ne la reproduit pas telle quelle. Il l’absorbe visuellement et la reproduit mentalement. Son approche est figurative, elle n’est pas réaliste, même si elle se fait à une hauteur d’insecte. Il définit sa peinture comme une nouvelle figuration, fondée sur l’abstraction. Il peint souvent de mémoire, schématisant les formes ou les recomposant à sa propre manière, d’où des approches décalées, parfois très loin de la réalité. Ce qui compte pour lui c’est avant tout la couleur et l’énergie vitale qui se dégage de l’oeuvre. Sa peinture est pour lui d’essence asiatique dans l’esprit, mais déclinée selon des méthodes de type occidental, acrylique et peintures sur châssis. Il reste que de par sa formation personnelle, par ses voyages aussi, Kim Chong-hak connait bien la peinture coréenne, comme celle de l’Europe, et qu’il s’est longtemps lui-même frotté à l’art abstrait. A sa manière, Rivière combine ces différents parcours. 

Certaines toiles sont manifestement figuratives, d’autres comme les Monts Seorak en hiver peuvent d’abord passer pour de l’abstraction. Comme s’il y avait une double polarité chez Kim Chong-hak.

Pour Kim Chong-hak, il ne s’agit pas d’une polarité. Pour lui, l’opposition est surmontée et ouvre une nouvelle voie, celle qu’il a initiée patiemment. Pour le simple public, ses toiles sont colorées ; elles sont réalistes, fraiches, empreintes d’une gaieté et d’une vitalité où la fantaisie est présente, ou la gaucherie apparente du dessin suggère la liberté et l’approche d’artistes non – conformistes. Pourtant, vues de loin, les toiles prennent un aspect abstrait, les formes se décomposent, se perdent dans la couleur, et en ressort l’impression d’une énergie primitive, d’une vitalité sous-jacente que vient renforcer encore l’abondance des pigments, la force des coups de pinceau, l’empâtement souvent en fort relief – l’impression d’un tableau monochrome où la polychromie est reine et brille de mille feux. La même sensation se dégage de ses vues du Soreaksan en hiver, quand neige et roc se mêlent quitte à brouiller l’image. 

Si on trouve une peu de vie animale (papillons par exemple), la figure humaine est résolument absente. Pourquoi ?

 Le thème des fleurs et des oiseaux est traditionnel en Corée, symbole de renouveau, de bonheur et de prospérité, tout comme l’attention aux représentants les plus modeste de la gent animale et au monde des insectes. La figure humaine en revanche est totalement absente des toiles de Kim Chong-hak, sans doute parce ce que ce qui l’intéresse avant tout, c’est de pouvoir traduire toute la vitalité du monde, dans sa forme sauvage et la plus primitive. Ce qu’il cherche à traduire, c’est cette force sous-jacente qui jaillit avec exubérance, de manière luxuriante, pour disparaitre ensuite, avant de renaitre à nouveau selon des codes immuables. L’homme s’inscrit dans ce monde éphémère, parcouru d’une énergie vitale qui de loin le dépasse et sur laquelle il n’a pas prise. Peut-être, faut-il voir dans cette absence l’humilité du peintre et en même temps son aspiration au grand souffle qui parcourt l’univers.

Dans la vidéo, Kim Chong-hak évoque les « sacrifices nécessaires pour trouver sa voie. » Ce regard sur la nature, il a dû le conquérir ? Quels ont été les obstacles ? 

La rupture dont témoigne la vie de Kim Chong-hak est à la fois sociale, spatiale et artistique : divorce et remariage, éloignement de Séoul et retrait au coeur des Monts Seorak, abandon d’un art conceptuel et abstrait. Elle est aussi affirmation d’une autre approche, renouant à sa manière avec la tradition : apologie des plus beaux sites de son pays natal, ode à la Nature, éloge de la peinture quand celle-ci à l’époque est de plus en plus mise à mal par les installations, ou bien l’art vidéo. Elle est enfin revendication de la liberté personnelle de l’artiste, loin de toute chapelle, de tout embrigadement. Or, si la Corée connait de grandes figures qui ont marqué leur temps, il n’est toutefois pas simple d’être à contre-courant dans une société aussi soudée par la langue et l’espace, surtout à une époque, celle des années 1980, où le pays reste encore très fermé et vit quasiment en vase clos. 

Enfin, comment s’effectue chez Kim Chong-hak la répartition entre atelier et travail sur le terrain ?

Kim Chong-hak est à la fois un peintre du plein air et un peintre d’atelier, comme d’ailleurs beaucoup de ses confrères, à l’Est comme à l’Ouest. S’il s’inspire de son environnement, il le traduit très souvent de mémoire, en le recomposant selon sa musique propre, mettant l’accent d’abord sur la couleur, bien plus que sur la forme. Ses toiles sont saturées, sans marge et sans silence, et plus que la réalité, paraissent symptomatiques d’une vision personnelle, qui joue le grand format, l’abondance des matières. L’art de Kim Chong-hak a un côté hypnotique, érigeant un simple coin de prairie en toile monumentale de plus de huit mètres de long. Il évoque les grandes peintures murales d’Amérique latine, jouant le décoratif par grand à-plats de couleur, sur un mode souvent expressionniste. Par là-même, il dépasse l’abstraction ou la figuration, cherchant à retranscrire le souffle de la vie.