lemoineVents contraires est une réflexion saisissante sur le tragique contemporain, son essence et ses formes. La pièce tisse sa trame dramaturgique grâce à une succession de tableaux hiératiques séparés par des noirs : scènes de dialogues que l’on semble prendre en cours de route ou brèves apparitions sans paroles d’un personnage sur lequel se braque le projecteur. Si ces flashes successifs ont quelque chose de cinématographique, Vents contraires les intègre dans une proposition théâtrale forte, où la tragédie se laisse traverser par le cinéma, mais aussi le vaudeville ou la chanson de variété. « Récupérer la mode, récupérer les cultures populaires… non pas pour les transformer en commerce mais pour les transfigurer en Poésie » Chez Jean-René Lemoine, l’hybridation des genres et des registres n’est pas racoleuse ni démagogique ; elle est l’avatar contemporain et démocratique de la tragédie classique. 

Contrairement aux personnages des pièces classiques, les cinq femmes et l’homme de Vents contraires ne sont pas liés par des relations verticales de rang ou d’aînesse. La pièce les unit dans une ronde où couples et paires se composent, se décomposent et se superposent. Loin d’abolir la domination, l’horizontalité démocratique ne rend que plus cruels les rapports humains, en particulier amoureux. Comme tout le reste, ils obéissent désormais aux lois de la libéralisation, de la marchandisation et de l’individualisation. Marie « vend » Rodolphe à Marthe, Rodolphe paie Salomé pour leurs ébats sexuels, Leïla s’est attachée Camille en finançant ses études et Salomé conçoit le couple comme une association entrepreneuriale. Une seule solution : accepter le contrat, qui assoie la domination de l’un sur l’autre, ou sortir de la ronde, définitivement, par la mort ou la folie. À la circulation du désir correspond celle des personnages de Vents contraires, qui sont stewart, hôtesse de l’air, entrepreneurs aux ambitions mondialisées – tous êtres déracinés en quête d’un illusoire ailleurs.

Comment écrire et mettre en scène une tragédie quand les valeurs du sexe et de l’argent ont supplanté celles de la noblesse et de l’honneur ? Quand la globalisation et la diffraction du monde en de nombreux miroirs aux alouettes remet en cause la concentration des enjeux dans une unité de temps, de lieu et d’action ? La pièce de Jean-René Lemoine est elle-même traversée par des vents contraires. Une trivialité drolatique affleure toujours dans les situations les plus terribles. La scénographie sobre et efficace, avec ses miroirs tournants et coulissants, renvoie les personnages à l’éternel retour du même : dans la cabine d’un Airbus ou d’un salon d’essayage, toujours la même solitude. Bien qu’elle semble remettre en cause la possibilité même de la tragédie, l’époque contemporaine est d’essence tragique – et c’est ce que saisit admirablement le hiératisme pop et désenchanté de Vents contraires.

Texte et mise en scène : Jean-René Lemoine. Avec : Anne Alvaro, Océane Cairaty, Marie-Laure Crochant, Alex Descas, Norah Krief, Nathalie Richard

du 28 novembre au 7 décembre – Théâtre National de Strasbourg
du 11 au 13 décembre – Le Grand T, Nantes
les 8 et 9 janvier – Maison de la Culture d’Amiens
du 14 au 18 janvier – CDN de Tours – Théâtre Olympia

photo ©MARCO SAMSON