editoIl y a des années de ça, peut-être quinze ans, j’allais en vacances avec deux amis en Europe de l’Est. Entre autre destinations, la Bulgarie. Un des plus anciens monastères au monde d’abord, Rila, perdu dans les forêts. Puis virée vers Nessebar, présenté par les guides de voyage comme le Saint-Tropez bulgare. Point de Saint-Tropez là-bas, mais plutôt une ville bordel, avec putes, maquereaux, boîtes et bars toc et moches. Et quelques Français rencontrés pour l’occasion, des « sexpatriés » comme on dit, énergumènes fascinants, marrants, médiocres, obsessionnels, étranges. Attachés comme des fous à leur misérable trésor : du sexe tarifé à volonté et à bas prix. Je m’étais dit à l’époque qu’un jour il faudrait qu’un écrivain se penche sur ce phénomène de masse, raconte l’histoire de ces hommes du xxie siècle, ces jusqu’au-boutistes du sexe qui vont se perdre loin de chez eux, dans ces hideuses villes aux quatre coins du monde. Que peut-il bien se passer dans la tête de ces hurluberlus ? Houellebecq en a révélé un peu dans Plateforme (2001). Pas mal, mais comme souvent, manquant d’audace, privilégiant le glauque, avec cette forme plate qu’on lui connaît. Je n’étais pas convaincu. Quelques années après, en 2004, William Vollmann écrit ce grand livre de la débauche, La Famille royale, claque littéraire, roman monstre et baroque se situant dans un bordel virtuel de Las Vegas. Mais on restait aux États-Unis, loin du nouveau monde, de l’eldorado que représente l’Asie pour les  Occidentaux d’aujourd’hui. Et voici que, enfin, un premier roman s’empare du sujet : La Fleur du Capital, signé Jean-Noël Orengo. 764 pages sur Pattaya, le plus grand bordel du monde, situé à cent kilomètres de Bangkok, dans le golfe de Thaïlande. Une documentation maniaque nous décrit la ville, de ses artères principales aux ruelles, de ses bars de l’apéro aux after les plus trashs, les plus drogués, les plus transsexuels.

Le Walking Street Bar, l’Insomnia, le Shela Tomboy Club, le Lucifer, tous les bars et boîtes sont décrits. Ces nuits, ces lieux où les sexpatriés trouvent leur bonheur, nous dit Orengo. On s’oublie, plus de passé, plus d’avenir : « le présent à perpétuité ». Un bonheur relatif, donc. Mais bonheur tout de même. Du Fuck and Forget, du short time (ne jamais tomber dans le long time, règle d’or de la ville), du sialis : voilà une définition du bonheur selon Orengo. 764 pages pour tenter d’épuiser le sujet, comme Melville et son Moby Dick. Vous saurez tout (ou presque) sur Pattaya.

764 pages pour suivre quatre personnages, quatre Français devenus totalement addict des lieux. « Marly », l’exilé passionné, amoureux d’une ladyboy thaïlandaise, Porn, au corps parfait, et donnant lieu à une description de vagin transsexuel savoureuse et comique, jamais représenté (à ma connaissance) dans la littérature ; « Kurtz », plus cynique, plus pragmatique et plus désespéré, enchaînant les passes avec frénésie ; « Harun », l’architecte obsédé, et « Le Scribe », l’écrivain, le distancié. Point commun de tous ces hommes ? Orengo nous raconte leur vie, laissant les explications au placard des mauvais docus de télé : « Une galerie d’hommes et de femmes en burnoutavec leur vie d’avant et qui étaient prêts à tout perdre pour reconquérir une peu de vie dans leur existence. » On a compris, inutile d’en dire plus.

C’est un roman hypnotique, se répétant à l’image des nuits de Pattaya, qui se ressemblent. « Bar, bar, bar, fille, fille, ladyboy, ladyboy, ladyboy, ladyboy, punter, punter, punter. Facilité des rencontres répétées. L’argent est une règle qui n’empêche pas le reste. L’amour. Bar, bar, bar. » Routine et pourtant, on y reste à Pattaya. Des Occidentaux s’y installent. Pour longtemps. C’est qu’Orengo, qui a vécu sur place, nous raconte. Pattaya est le lieu de millions d’histoires tordues s’entremêlant sur quelques dizaines de mètres carrés. Et Orengo, comme Baudelaire, trouve ça beau, toute cette laideur. Tout ce mauvais goût, ce cheap. Ces néons rose fluo. Il adore. « C’est un honneur, une chance d’être ici. Pattaya, c’est Atlas. Elle soutient le monde. De toutes ces fêtes des bras se dressent. En capture de lasers. Ils portent la terre. » C’est une hymne à la ville. À la débauche. À toutes ces histoires de ratés magnifiés et de fric. C’est un livre qui raconte, raconte, et raconte encore. Sa définition de la littérature est claire : « L’intelligence théorique, c’est l’ennemi. Ras la rue, la raison. Et tout ira mieux. » Les idées ont si peu de place dans la vie des hommes.

Faites-nous confiance, ce sont ces 764 pages qu’il faut lire pour cette rentrée d’hiver, et les livres que l’on vous fait découvrir dans notre dossier. Avant tout. Avant, bien avant Despentes (littérature de gare péniblement branchée). Avant, bien avant Houellebecq (arrêtons avec cette starification moutonnière et pénible, passons à autre chose, son dernier livre, Soumission, est encore plus mauvais que son précédent). Un grand écrivain est né. Jean-Noël Orengo. C’est lui qu’il faut lire. 764 pages miraculeuses. Une hymne à la libido sentiendi. Selby, Sade, Miller. Les Nourritures terrestres, version 2014.