Cest un édito particulier. De nombreuses rumeurs m’obligent à expliquer pourquoi nous avons décidé de nous séparer de notre collaborateur François Bégaudeau. Il travaillait ici depuis quinze ans, depuis la naissance de Transfuge. Il a toujours été sérieux, et nos relations ont été longtemps stables et cordiales. Plusieurs fois, des personnalités du monde littéraire nous ont incité à nous séparer de ce Bégaudeau, qui, nous disaient-ils, cumulait année après année les ennemis. Selon eux, il était un des écrivains les plus haïs du milieu littéraire. J’y accordais peu d’importance, estimant que son travail de grande qualité primait sur tout. On me disait : tu verras un jour, il finit toujours par donner un coup de couteau. Clash aux Cahiers du cinéma, clash au sein du groupe Inculte et brouilles individuelles à répétition. Tout se passait bien sur le navire Transfuge, je n’avais donc aucune raison de m’inquiéter. 

Jusqu’au jour où j’eus une première alerte sur sa radicalisation, il y a quelques mois, où lors d’un échange de mails, il me parle de la bêtise des juifs d’aujourd’hui. J’ai coupé court, ne souhaitant pas aller plus loin sur ce terrain essentialiste et nauséeux. N’ayant peut-être pas eu le cran d’écrire un livre sur la bêtise juive, il le fit sur la bêtise bourgeoise avec cette Histoire de ta bêtise. Quelle tristesse j’ai eue à la lecture de ce livre, où la main de l’exécuteur ne tremble jamais. Pas exactement le livre d’un intellectuel, mais plutôt d’un marchand de sang humain, qui ne respire pas la grande santé. Un livre fielleux, hargneux, ressentimental. Je me suis alors demandé comment une belle intelligence comme la sienne avait pu s’abêtir à ce point, parasitée sans doute par un certain nombre de névroses. Passons sur la réutilisation abusive dans ce livre d’échanges de mails que nous avons pu avoir. Passons sur les attaques sournoises à l’endroit de Transfuge, le magazine pour lequel pourtant il écrivait. Passons sur le ton méprisant employé contre ces monstres bourgeois. Il y a plus grave. Eric Naulleau et beaucoup d’autres ont perçu comme moi ce qui irriguait le fond de ce livre : un glissement rouge brun, une pulsion fasciste. En effet, que signifie préférer Marine Le Pen à Emmanuel Macron, sinon affirmer qu’il vaut mieux à tout prendre un état fasciste qu’un état social-démocrate, ou même libéral ? Deuxième horreur des centaines de pages plus loin : le racisme, au moins, est « une idée haute ». Bégaudeau confirme et signe : mieux vaut le fascisme que la social-démocratie. Le racisme, une idée haute ? On croit rêver ! Je ne sais pas ce qu’en penseraient Johann Chapoutot ou Pierre-André Taguieff qui ont démonté avec rigueur les rouages du racisme, ses délires, ses mensonges, ses simplismes : il n’y a pas idée plus basse que le racisme. Sur ce glissement, Alain Soral ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui relaie sur son site les passages télé de son nouvel ami Bégaudeau. Enfin, cette phrase effrayante : « Je veux que tu disparaisses ». Ce « tu » est le bourgeois essentialisé, dont il souhaite donc la disparition. Par quel moyen il la souhaite ? On peut l’imaginer, nous qui avons en mémoire le XXe siècle. Cet appel au meurtre, ce fantasme de « classicide » selon le terme de Michael Mann, est inacceptable. 

Désolé, cher François Bégaudeau, les passions tristes et guerrières de ce livre sont incompatibles avec les idées humanistes défendues depuis toujours à Transfuge. La tolérance, vertu haute et centrale de nos temps modernes, a ses limites : « Comment se prononcer pour la tolérance et néanmoins rejeter le relativisme qui nivelle toutes les opinions ? » se demandait Claude Lefort. Il est inconcevable de dialoguer avec ce livre, peuplé de loups à l’appétit sanguinaire. 

Sur la bourgeoisie, on relira avec plus de quiétude les milliers de page que Proust lui a consacrées. La critique de la bourgeoisie est passionnante quand l’intelligence s’y mêle. Comment oublier cette femme ridicule, calculatrice et cruelle avec les plus faibles, grotesque, ignorante, cupide qu’est madame Verdurin ? Mais comment oublier aussi la magnificience de Charles Swann, peu avide, tout à son plaisir de plaire aux femmes et de parfaire son goût de l’art ? Bernard de Fallois, dont on réédite les sept conférences, explique : si Proust liste des archétypes, il travaille à enrichir, sur le temps long d’une vie, la singularité de ses personnages. 

Comme on est loin avec Proust, de ce Marat, qui par « humanité », demandait qu’on tranche deux cent soixante-dix mille têtes.

Un homme, ça se retient, écrit Camus. Ca s’efforce d’être indulgent, écrit Voltaire. Ca combat ses propres aversions et répulsions, écrit Claude Habib. 

A bon entendeur, salut.