J‘ai un scoop sur Frédéric Beigbeder, qui n’a rien à voir avec son assassinat lors de la matinale de France Inter. Je connais son plus grand regret. En 1977, deux jeunes hommes brillants et fous allaient marquer leur époque, quelques années seulement. Quatre ans disons. Steve Rubell et Ian Schrager, la petite trentaine, créent à New York le club le plus sexuel et délirant. People, nobods et mannequins s’y pressent. Vous aurez reconnu le Studio 54.

Or, Beigbeder n’y était pas. C’est un regret parce que pour lui, le studio 54 est aussi important au XXe siècle que la peinture de Mark Rothko, que les livres de Dorothy Parker et que les films de Coppola (père). 

Beigbeder est tenu par deux choses : l’amusement, donc, mais aussi la nostalgie. Comme on peut le lire dans ce livre de chroniques livrés à différents journaux, dont à Transfuge, qui est peut-être son plus beau livre : La frivolité est une affaire sérieuse (L’Observatoire). L’écrivain ne se raconte jamais aussi drôlement, aussi justement, que dans ces articles courts. Il a fait de sa vie un art qu’il souhaite faire lire au plus grand nombre. 

Si vous avez plus de quarante ans, il est difficile de ne pas se reconnaître dans les colères et désespoirs de Beigbeder qui voit notre vieux monde relégué toujours un peu plus je ne sais où. Comment ne pas être un peu assommé devant ce beau et vieux pays en passe de devenir une startup nation, alors que vous continuez à chérir votre bibliothèque et ses livres par centaines qui traînent dans votre salon, et les journaux sur votre table basse, et les disques… Défendre ce vieux monde est un combat perdu d’avance donc un des plus beaux combats. Le livre de Beigbeder est le livre de la disparition d’un mode de vie. Son effondrement, son anéantissement à petit feu. La révolution numérique ne passe ni par la terreur ni par la guillotine, elle est de velours et d’autant plus redoutable. Alors Beigbeder signe un livre sur sa vie old nation. On lira ce livre dans cinquante ans comme un document sur des hommes et des femmes qui auront préféré de ne pas monter dans le wagon des années deux mille. Et qui, comme Beigbeder nous le raconte dans ces 376 pages, préfèrent lire des romans comme Le Parc au cerfs de Mailer dont il cite une phrase pas très start up nation : « Alors dans mon âme froide d’Irlandais, brille un instant la faible lueur des joies de la chair, (…) et nous nous mettons à rire ensemble, malgré tout, car c’est là l’un des étranges dialogues qui donnent à nous, nobles humains, de l’espoir pour plus d’une nuit. » Le livre est aussi une ode aux rencontres physiques. Ce qui a paru évident pendant des siècles ne l’est plus. Le temps que passent les jeunes devant les réseaux sociaux a t-il gagné aujourd’hui sur le temps passé à une terrasse à boire des verres avec des amis ? Alors Beigbeder raconte les charmes discrets de cette pratique ancestrale. Quoi de mieux dit-il, que de discuter de tout et de rien avec la belle Inés Sastre ? Il y a plein d’autres choses dans ce livre extrêmement agréable à lire, surtout en ces mois froids de novembre et décembre, toujours durs à passer. Mais s’il fallait acheter ce livre pour un texte, c’est pour celui qu’il écrivit après les attentats du Bataclan pour Stern, « Novembre », et que nous avions repris dans notre numéro de décembre. Beigbeder avait parfaitement compris ce que beaucoup d’entre nous avions senti confusément. Que sans même nous en rendre compte, nous avions un modèle de vie : d’insouciance, de tolérance, de calme et de volupté. Nous prenions conscience dans notre chair que, selon les mots de Philip Roth, « ce dont les forts sont capables est effarant, ce dont les faibles sont capables ne l’est pas moins. » Nous nous sentions peut-être pour la première fois de notre vie, devant les kalachnikovs, français. Nous nous sentions mal mais résistants. Son texte raconte cela mieux qu’aucun autre. Seuls les artistes du crew GT firent aussi bien en quelques mots, en peignant place de la République une fresque magistrale, Fluctuat nec mergitur

Heureusement, ce que l’on méprise s’oublie avec le temps, écrivait Tacite. Paris est redevenue une fête, et Beigbeder est un de ses piliers.