doisneau

ExpositionDoisneau et la musique, musée de la Musique-Cité de la musique, jusqu’au 28 avril

Les yeux « font office de langue », remarquait, au mépris des fonctions organiques les plus élémentaires, notre du Bellay national. Et ce n’est pas Robert Doisneau qui le démentirait, dont les photos, trop souvent figées dans la gangue étriquée de quelques estampilles hâtives, automatiques (« humaniste », etc.), sont, au contraire, toutes vibrantes d’éloquence, plus mobiles qu’une langue verveuse. Tellement expressives qu’elles parviennent même à restituer ce défi permanent qu’est pour tout artiste de l’image comme pour tout écrivain, la musique. Le son, l’ineffable qui se glisse entre les intervalles des notes, dans le frottement des cordes, dans les chatoiements du timbre. Et la belle expo que lui consacre la Cité de la musique, sertie dans un écrin musical concocté par Moriarty, laisse entendre combien l’objectif de Doisneau a su se mettre au diapason de tout un spectre de vibrations sonores. Des goualantes montant de la rue, avec leurs accordéons entêtants, aux distillations subtiles et inattendues des grands alchimistes de la modernité acoustique, les Boulez et autres Pierre Schaeffer, en passant par l’exubérance des caves jazz de Saint-Germain-des-Prés, sans oublier les hérauts d’une chanson pop mâtinée de cadences rock, les Renaud, Higelin, Rita Mitsouko : Doisneau fut un homme-oreille, comme on dit homme-orchestre. 

Mais il n’est jamais tonitruant, Doisneau : rien chez lui, pour rester dans la musique, de la pompe assourdissante d’un Wagner. Au contraire, il s’agit de capter ce que la musique a de plus intime ou de plus impalpable. Prenez L’Accordéoniste du Kremlin-Bicêtre, un des premiers clichés réalisés avec son Rolleiflex en 1932. L’homme au piano à bretelles est pris de dos ; devant lui la foule a quelque chose de grave, de solennel dans les traits comme tendus, affermis par l’attention. Il se passe quelque chose, quelque chose qui va au-delà de la simple écoute distraite, du divertissement anodin. Quelque chose qui pousse les esprits à la concentration. Quoi ? Un coup de sonde dans des replis intimes, la vision d’une autre réalité née de la musique, qu’importe : ce qui compte, c’est que Doisneau a su voir et faire voir que la musique est cosa mentale, et pas seulement titillation agréable du sens auditif.

Ou prenez cette extraordinaire photo de 1945 : c’est l’orchestre jazz de Claude Abadie. Une vraie fratrie de musiciens. Au sens propre : c’est tout le clan Vian qui est ainsi saisi. Boris et sa fameuse trompette, mais aussi Alain à la batterie et Lelio à la guitare. Mais les liens du sang se doublent d’autres liens. Ceux que manifestent les regards qui dessinent tout un réseau croisé, nouant des relations de réciprocité, de défi aussi, de connivence entre les musiciens. Rarement a-t-on aussi bien représenté cette communauté éphémère, qui n’existe que le temps d’un boeuf ou d’un concert, et qui soude entre eux les membres d’un orchestre. Une communauté intangible, élusive, fondée sur des coups d’oeil…

Il faudrait aussi mentionner ce merveilleux portrait en pied de Juliette Gréco, en 1950, à la Rose rouge, comme une apparition, un rappel de ce que la chanson peut avoir d’épiphanique. Il faudrait encore évoquer l’amitié avec le violoncelliste et skieur Maurice Baquet, et toutes les photos réalisées par les deux larrons, Robert et Maurice, qui tiennent autant du gag que de l’intrusion d’un certain absurde, façon Marx Brothers. Ou comment la musique s’affranchit des contraintes logiques, rationnelles, se déroule dans un autre champ de possibles que celui auquel nous sommes habitués. Il fallait tout le génie de Doisneau, toute sa sensibilité aussi, pour révéler, sur papier photo et à nos yeux, cet arrière-pays nimbé de mystères auquel on accède par les mélodies, par la voix…